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CARNET DE NOUVELLES
22 avril 2010

JEAN FRANCOIS LE HIR - Journal de bord

 

"La mer en livres" organise un concours de nouvelles dont j'ai bien aimé l'idée. Il s'agit d'inventer une histoire à partir du journal de bord d'un vrai marin, Jean-François Le Hir, né en 1843 et décédé en 1912. Ce journal qui fourmille de faits réels, offre à nos imaginations une foultitude de directions. Voici la mienne...

Cette nouvelle est arrivée 9ème sur 17 concurrents !...  J'étais hors sujet, je le savais, mais je me suis fait plaisir !...


http://www.bonnesnouvelles.net/lamerenlivres.htm              http://www.bonnesnouvelles.net/lesconcoursdenouvelles.htm

Ile à l’horizon, le 08 décembre 1877

Nous avons quitté Tahiti depuis huit jours et nous naviguons sud, sud-est. La houle est longue et confortable, et notre frégate roule paisiblement sous ses voiles pleines. Au matin du huitième jour, la vigie signale une terre sur l’horizon, qui oscille bord sur bord à notre rencontre. Elle nous semble lointaine et hostile. Le capitaine est inquiet, mais on le sent bien intrigué, derrière sa lunette de vue : il croit découvrir une nouvelle île car celle-ci n’est signalée sur aucune carte…

Toute la journée, l’île grossit sous nos yeux et à mesure que nous approchons nous le trouvons bien minuscule, ce gros caillou triangulaire grossièrement taillé par la nature, et jeté dans la désolation d’un océan de bout du monde. Son abord est hostile, ses flancs de pierre volcanique abrupts, coupants, et nus, tombent dans la mer. Il semble inhabité.

Le capitaine ordonne à l’équipage de manœuvrer au large, afin d’en faire le tour. Il cherche une anse ou un abri pour mouiller, avant d’envoyer une chaloupe remplir nos tonneaux d’eau fraîche.

Sur la face exposée au sud, nous découvrons un plateau. Une silhouette apparaît, minuscule, qui agite les bras. Puis elle disparaît. Nous croyons avoir la berlue. Le temps que nous finissions de sécuriser nos ancres, et soudain, voilà debout sur la plage de cailloux, toute une population descendue en courant du plateau pour nous accueillir. Les femmes brunes ont les cheveux lâchés couronnés de fleurs. Elles tiennent des enfants dans leurs bras ou contre leurs seins nus, à peine voilés par un manteaux très fin et très court. Les hommes sont basanés, tatoués, vêtus d’un vêtement d’écorce, et portent les pirogues sur leur dos. Tous sont d’une remarquable beauté. En un tournemain, les esquifs sont mis à l’eau et les indigènes embarquent pour venir à notre rencontre. Sitôt à couple de notre frégate, ils demandent la permission de monter à bord et, brusquement, le pont est envahi par eux, parlant un anglais parfait, serrant nos mains, nous demandant quel peut être l’usage des canons, des instruments de marine et d’une foule d’objets qu’ils n’ont jamais vus. Le capitaine, les matelots et les mousses n’en reviennent pas de leur surprise. Ils questionnent celui qui semble leur chef sur le nom de cette île inconnue, et ce n’est pas sans étonnement que nous apprenons qu’il s’agit de Pitcairn !… Pitcairn, l’île des mutins !…

Pitcairn le 11 décembre 1877

Notre frégate est restée trois jours au mouillage au large de l’île et, avec l’autorisation du capitaine, l’équipage a quitté le bord à tour de rôle pour répondre aux invitations des natifs qui voulaient tout savoir de nous. Et nous d’eux... Ils nous offraient des fruits mûrs posés sur des feuilles fraîches et des fleurs de tiare qui parfumaient nos chapeaux. Thursday October Christian Second, plus connu sous le surnom de Doody, est le fils de Thursday October Christian, et Fletcher Christian est son grand-père. Doody nous a accueillis chez lui, dans sa maison de bois à la toiture de palmes tressées. C’est un homme mûr d’environ 57 ans, un magistrat qui a travaillé sur l’île de Norfolk, mais est revenu vivre sur son caillou. Il nous a raconté l’histoire de son père et de son grand-père. Et c’est comme une vieille légende familiale que nous évoquons, et nous parlons de Fletcher Christian comme d’un ami disparu, dont tout le monde se soucie encore !….

Pendant trois jours, nous avons visité ce minuscule territoire de 4750 acres, et promené notre curiosité sur la piste en terre qui en fait le tour. Nous avons découvert l’intérieur de l’île, hospitalier et verdoyant, planté de cocotiers et d’arbres fruitiers tropicaux. Et des potagers dans lesquels pousse un grand nombre de légumes. Car tout, à Pitcairn, est question de survie.

Le village porte le nom d’Adamstown, en hommage à Adams, le dernier survivant des mutinés. Sur ce qui ressemble à une place centrale, on peut voir l’ancre de la Bounty, que les plantes tropicales ont en partie recouverte. Du navire, les marins ont tout récupéré avant de brûler les restes de la carcasse. Les clous ont servi à construire les premières habitations, dont celle qu’occupait Thursday October. Doody conserve la bible grâce à laquelle Adams a maintenu sa petite communauté dans la civilisation et la religion protestante. Jusqu’à sa mort en 1829, Adams en restera le patriarche, menant son troupeau de dix femmes et vingt-trois enfants dans le droit chemin, lui, l’homme illettré dont la mutinerie avait fait un hors-la-loi et un gibier de potence. Sa rédemption, il l’a vécue à Pitcairn… et sa vénérable pierre tombale disparaît sous les fleurs jaunes d’un champ sauvage.

L’entrée d’une vaste grotte surplombe le village dont légende raconte qu’elle servait de cache aux munitions de Fletcher Christian, au tout début de son installation dans l’île. De nombreux combats ont décimé les hommes qui se sont entretués pour les femmes, l’alcool, la terre. Puis les femmes ont éliminé les hommes. Fletcher Christian, lui, aurait quitté Pitcairn sur une pirogue pour rejoindre les atolls des Gambier et n’est jamais revenu. Son petit-fils espère qu’il a rejoint et trouvé la paix au pays de ses ancêtres qui lui manquait tant ! À Pitcairn, le temps s’est arrêté. La vie coule simple et paisible au gré des saisons et des rares visites. À part quelques départs pour le continent Australien ou l’île de Norfolk, rien n’a changé depuis l’arrivée des mutins, il y a un presque un siècle. Leurs descendants vivent une vie vertueuse et naïve, dans un tel isolement que les bruits du dehors arrivent atténués sur l’île. Comme par le passé, Pitcairn continue de protéger ses enfants.

Dans l’île, vivants et morts se côtoient toujours quotidiennement, le passé se mêle au présent de chacun, les noms des mutins sont toujours portés à ce jour, et perpétuent la légende. L’âme perdue de Fletcher Christian continue à hanter Pitcairn et à chercher le repos.

Nous avons quitté Pitcairn à regret, en sachant que cette escale resterait sans doute unique dans la vie de la plupart d’entre nous. Aux ordres du capitaine, l’équipage s’est arc-bouté sur le cabestan pour remonter les ancres. Sur le rivage, les descendants des mutins agitent leurs mains, en un ultime adieu. Nous les saluons de deux hourras... La frégate évite sur son aire, le vent s’engouffre dans les voiles… Déjà l’île disparaît dans le lointain, redevient un mirage, retourne dans nos songes. Notre cap change, notre allure aussi.

Destination Valparaiso qui nous attend à 4 000 miles de là et, dans le meilleur des cas, à quarante jours de navigation !

Jean François le Hir

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