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CARNET DE NOUVELLES

22 avril 2010

JEAN FRANCOIS LE HIR - Journal de bord

 

"La mer en livres" organise un concours de nouvelles dont j'ai bien aimé l'idée. Il s'agit d'inventer une histoire à partir du journal de bord d'un vrai marin, Jean-François Le Hir, né en 1843 et décédé en 1912. Ce journal qui fourmille de faits réels, offre à nos imaginations une foultitude de directions. Voici la mienne...

Cette nouvelle est arrivée 9ème sur 17 concurrents !...  J'étais hors sujet, je le savais, mais je me suis fait plaisir !...


http://www.bonnesnouvelles.net/lamerenlivres.htm              http://www.bonnesnouvelles.net/lesconcoursdenouvelles.htm

Ile à l’horizon, le 08 décembre 1877

Nous avons quitté Tahiti depuis huit jours et nous naviguons sud, sud-est. La houle est longue et confortable, et notre frégate roule paisiblement sous ses voiles pleines. Au matin du huitième jour, la vigie signale une terre sur l’horizon, qui oscille bord sur bord à notre rencontre. Elle nous semble lointaine et hostile. Le capitaine est inquiet, mais on le sent bien intrigué, derrière sa lunette de vue : il croit découvrir une nouvelle île car celle-ci n’est signalée sur aucune carte…

Toute la journée, l’île grossit sous nos yeux et à mesure que nous approchons nous le trouvons bien minuscule, ce gros caillou triangulaire grossièrement taillé par la nature, et jeté dans la désolation d’un océan de bout du monde. Son abord est hostile, ses flancs de pierre volcanique abrupts, coupants, et nus, tombent dans la mer. Il semble inhabité.

Le capitaine ordonne à l’équipage de manœuvrer au large, afin d’en faire le tour. Il cherche une anse ou un abri pour mouiller, avant d’envoyer une chaloupe remplir nos tonneaux d’eau fraîche.

Sur la face exposée au sud, nous découvrons un plateau. Une silhouette apparaît, minuscule, qui agite les bras. Puis elle disparaît. Nous croyons avoir la berlue. Le temps que nous finissions de sécuriser nos ancres, et soudain, voilà debout sur la plage de cailloux, toute une population descendue en courant du plateau pour nous accueillir. Les femmes brunes ont les cheveux lâchés couronnés de fleurs. Elles tiennent des enfants dans leurs bras ou contre leurs seins nus, à peine voilés par un manteaux très fin et très court. Les hommes sont basanés, tatoués, vêtus d’un vêtement d’écorce, et portent les pirogues sur leur dos. Tous sont d’une remarquable beauté. En un tournemain, les esquifs sont mis à l’eau et les indigènes embarquent pour venir à notre rencontre. Sitôt à couple de notre frégate, ils demandent la permission de monter à bord et, brusquement, le pont est envahi par eux, parlant un anglais parfait, serrant nos mains, nous demandant quel peut être l’usage des canons, des instruments de marine et d’une foule d’objets qu’ils n’ont jamais vus. Le capitaine, les matelots et les mousses n’en reviennent pas de leur surprise. Ils questionnent celui qui semble leur chef sur le nom de cette île inconnue, et ce n’est pas sans étonnement que nous apprenons qu’il s’agit de Pitcairn !… Pitcairn, l’île des mutins !…

Pitcairn le 11 décembre 1877

Notre frégate est restée trois jours au mouillage au large de l’île et, avec l’autorisation du capitaine, l’équipage a quitté le bord à tour de rôle pour répondre aux invitations des natifs qui voulaient tout savoir de nous. Et nous d’eux... Ils nous offraient des fruits mûrs posés sur des feuilles fraîches et des fleurs de tiare qui parfumaient nos chapeaux. Thursday October Christian Second, plus connu sous le surnom de Doody, est le fils de Thursday October Christian, et Fletcher Christian est son grand-père. Doody nous a accueillis chez lui, dans sa maison de bois à la toiture de palmes tressées. C’est un homme mûr d’environ 57 ans, un magistrat qui a travaillé sur l’île de Norfolk, mais est revenu vivre sur son caillou. Il nous a raconté l’histoire de son père et de son grand-père. Et c’est comme une vieille légende familiale que nous évoquons, et nous parlons de Fletcher Christian comme d’un ami disparu, dont tout le monde se soucie encore !….

Pendant trois jours, nous avons visité ce minuscule territoire de 4750 acres, et promené notre curiosité sur la piste en terre qui en fait le tour. Nous avons découvert l’intérieur de l’île, hospitalier et verdoyant, planté de cocotiers et d’arbres fruitiers tropicaux. Et des potagers dans lesquels pousse un grand nombre de légumes. Car tout, à Pitcairn, est question de survie.

Le village porte le nom d’Adamstown, en hommage à Adams, le dernier survivant des mutinés. Sur ce qui ressemble à une place centrale, on peut voir l’ancre de la Bounty, que les plantes tropicales ont en partie recouverte. Du navire, les marins ont tout récupéré avant de brûler les restes de la carcasse. Les clous ont servi à construire les premières habitations, dont celle qu’occupait Thursday October. Doody conserve la bible grâce à laquelle Adams a maintenu sa petite communauté dans la civilisation et la religion protestante. Jusqu’à sa mort en 1829, Adams en restera le patriarche, menant son troupeau de dix femmes et vingt-trois enfants dans le droit chemin, lui, l’homme illettré dont la mutinerie avait fait un hors-la-loi et un gibier de potence. Sa rédemption, il l’a vécue à Pitcairn… et sa vénérable pierre tombale disparaît sous les fleurs jaunes d’un champ sauvage.

L’entrée d’une vaste grotte surplombe le village dont légende raconte qu’elle servait de cache aux munitions de Fletcher Christian, au tout début de son installation dans l’île. De nombreux combats ont décimé les hommes qui se sont entretués pour les femmes, l’alcool, la terre. Puis les femmes ont éliminé les hommes. Fletcher Christian, lui, aurait quitté Pitcairn sur une pirogue pour rejoindre les atolls des Gambier et n’est jamais revenu. Son petit-fils espère qu’il a rejoint et trouvé la paix au pays de ses ancêtres qui lui manquait tant ! À Pitcairn, le temps s’est arrêté. La vie coule simple et paisible au gré des saisons et des rares visites. À part quelques départs pour le continent Australien ou l’île de Norfolk, rien n’a changé depuis l’arrivée des mutins, il y a un presque un siècle. Leurs descendants vivent une vie vertueuse et naïve, dans un tel isolement que les bruits du dehors arrivent atténués sur l’île. Comme par le passé, Pitcairn continue de protéger ses enfants.

Dans l’île, vivants et morts se côtoient toujours quotidiennement, le passé se mêle au présent de chacun, les noms des mutins sont toujours portés à ce jour, et perpétuent la légende. L’âme perdue de Fletcher Christian continue à hanter Pitcairn et à chercher le repos.

Nous avons quitté Pitcairn à regret, en sachant que cette escale resterait sans doute unique dans la vie de la plupart d’entre nous. Aux ordres du capitaine, l’équipage s’est arc-bouté sur le cabestan pour remonter les ancres. Sur le rivage, les descendants des mutins agitent leurs mains, en un ultime adieu. Nous les saluons de deux hourras... La frégate évite sur son aire, le vent s’engouffre dans les voiles… Déjà l’île disparaît dans le lointain, redevient un mirage, retourne dans nos songes. Notre cap change, notre allure aussi.

Destination Valparaiso qui nous attend à 4 000 miles de là et, dans le meilleur des cas, à quarante jours de navigation !

Jean François le Hir

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22 mars 2010

PITCAIRN, FLETCHER et les autres...

 

Ils furent plusieurs acteurs à entrer dans la légende de la plus célèbre mutinerie de l'histoire de la marine !... Clark Gable, Marlon Brando, Mel Gibson....

Et voici Pitcairn, telle que je l'ai découverte, moi aussi, il y a un certain nombre d'années à bord de Shaïtan of Tortola, un voilier de 22 ms que nous ramenions de Tahiti vers les Antilles, via Panama !... Une belle et inoubliable escale !...

 

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C'était juste pour étoffer la nouvelle qui suit !... Bonne lecture !

 

19 mars 2010

LA FEMME DE SA VIE...

 

LA FEMME DE SA VIE...

 

Nouvelle présentée au concours de nouvelles de Fargues St Hilaire, Gironde

 

Thème : "Le sentiment amoureux"

19 Mars 2010,1er prix

 

 

 

L'homme conduisait vite dans la nuit étoilée et chaude de ce bel été. La route sèche, droite de la Beauce s'enfonçait comme une cicatrice entre les murs végétaux des champs de blés, et l'incitait à appuyer sur la pédale de l'accélérateur. Ils étaient seuls, il était tard... La fenêtre ouverte amenait à ses narines des odeurs de foin coupé qui lui rappelaient son enfance. 

 

À côté de lui, Eve ne disait rien et il en était heureux. En cet instant, il ressentait une grande plénitude, un bonheur simple et doux, à rouler ainsi à tombeau ouvert en direction de leur avenir.

 

Il aurait voulu lui parler pour ne rien dire, lui raconter des choses sans importance de sa vie, mais sa vie, elle la connaissait déjà. Elle savait tout de lui, comme lui savait tout d'elle. Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre, il y tenait et elle respectait son vœu. Car oui, quand il y réfléchissait, elle n'avait pas été rose tous les jours, sa vie.

 

Il en avait connu des femmes, certaines l'avaient aimé, sa mère morte trop tôt qui le protégeait et l'entourait de ses bras tendres et consolateurs quand il rentrait le nez en sang de l'école. Il n'avait pas de copains et souvent servait de souffre-douleur aux costauds qui faisaient la loi dans la cour de récré. Il n'aimait pas la violence, il n'aimait pas les bagarres et s'estimait heureux quand on l'oubliait dans la classe ou dans un coin isolé du préau. Sa mère protestait, mais rien n'y changeait. Les instituteurs, aveugles et sourds, avaient continué à boire paisiblement leur café à l'heure de la récré et les élèves à le tabasser. 

  

Il y avait eu ensuite Marie-Ange, son premier amour au prénom si évocateur qui, en fait d'ange, n'était qu'un démon. Elle avait parié qu'elle embrasserait le garçon le plus moche du lycée et elle y était parvenue, tout heureux qu'il avait été, alors, d'être le vainqueur. Et puis Marie-Ange, au terme de plusieurs semaines de séduction, alors qu'enfin il relâchait la méfiance qu'il éprouvait envers elle, lui avait ri au nez après avoir obtenu ce qu'elle désirait. Il en avait pleuré de dépit dans sa chambre. De douleur aussi. Il l'avait aimée, mais moins sans doute qu'il aimait Eve en cette minute. 

  

Au service militaire, quelques dames de petite vertu lui avaient soutiré sans scrupule le montant de sa solde, mais il avait trouvé, dans leurs bras, un peu d'expérience et de chaleur humaine. Elles se prostituaient certes, mais connaissaient l'âme des hommes, leurs zones d'ombre et leurs fragilités. Dans leurs étreintes désespérées, il avait trouvé aussi beaucoup de tendresse et de respect. Avec elle, il avait appris les gestes de l'amour et de cela, il leur gardait une infinie reconnaissance. 

  

Des femmes, il en avait rencontré dans sa vie professionnelle de comptable. Il avait eu des liaisons fugaces. Il n'était pas beau avec son nez fort, ses verres à double foyer, sa calvitie précoce et son ventre qui, dans le miroir, ressemblait à un coussin trop rempli de kapok. Non, sa séduction se cachait dans ce qu'il aurait pu donner à une femme, si l'une d'entre elles avait au moins essayé de le comprendre. Mais elles ne le voyaient pas et dans leur regard qui le survolait avec indifférence il n'était qu'une ombre fugace, un pion sans intérêt, un vide, un rien... 

  

Et puis, quatre ans auparavant, Marie était entrée dans le cabinet d'expert où il travaillait. Marie, il l'avait aimée tout de suite. Elle était blonde péroxydée, ses formes généreuses et sa gouaille lui plaisaient et surtout, elle avait de gros problèmes avec ses impôts et cherchait un comptable pour mettre un peu d'ordre dans les comptes de sa petite boutique de vêtements pour femmes fortes. Alors que chacune de ses conquêtes précédentes lui avaient coûté des mois d'essais infructueux, de « râteaux », ou encore des fortunes en roses rouges, Marie, elle, était devenue sa maîtresse dans la semaine suivante. Il en était heureux quand, après l'amour, il la regardait endormie sur le grand lit défait. Sa peau nacrée, ses seins lourds et ronds, ses paupières fermées dans un abandon confiant, il adorait ça. Il ne se lassait pas de la contempler. Son cœur se gonflait d'aise et se remplissait d'elle, de son parfum, de ses éclats de voix aussi, quand il traînait à terminer sa comptabilité. Il était heureux de ce qu'elle lui apportait de bien-être et de sérénité. Il aimait tant être aimé... pourquoi sa laideur l'aurait-elle privé de ce bonheur ? Après tout Gainsbourg non plus n'était pas beau, lui-même le reconnaissait et pourtant, Jane Birkin, Bardot et bien d'autres femmes sublimes avaient succombé à son charme !... 

  

Un mois après leur rencontre, il lui avait demandé sa main. Mais elle avait ri, tendrement, en lui avouant qu'elle avait déjà un mari et que, grand dieu, si elle s'en débarrassait un jour, ce ne serait pas pour en reprendre un autre !... Alors leur liaison avait continué comme ça, de rencontres imprévues en week-ends volés. 

  

Marie lui avait fait découvrir Etretat. Elle adorait Etretat. Elle y possédait un studio dans lequel elle venait se ressourcer quand la ville et son mari lui pesaient trop. Parfois, elle l'invitait à la rejoindre et ils passaient alors deux jours à s'aimer, à se balader main dans la main comme n'importe quel couple heureux et amoureux. Ils s'embrassaient sur les sentiers qui menaient aux falaises blanches, regardaient en riant les mouettes criardes voler au-dessus d'eux, admiraient le panorama grandiose, à la mesure de leurs sentiments. 

  

Du coup, elle l'avait aussi enrichi des lectures qui allaient avec la jolie cité et il avait lu l'Aiguille creuse de Maurice Leblanc avec délectation, et ensuite toutes les aventures d'Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur. Avec Marie, il se trouvait plus intelligent, plus brillant, plus fort. Pour elle, il aurait construit un pont jusqu'à la lune, sauté dans des rivières en crue, gravi la plus haute montagne pour y cueillir un Edelweiss, il envisageait même de se faire poser des implants pour retrouver ses cheveux de jeune homme. Déjà, son ventre disparaissait un peu, grâce aux abdominaux qu'il s'obligeait à faire tous les matins, et il avait renoncé à boire plus d'une bière par jour, et encore une petite... Vraiment, Marie faisait poindre en lui l'homme qu'il rêvait d'être dans les yeux d'une femme. Non qu'il se sentait beau, mais il se sentait vivant. 

  

Les femmes du cabinet comptable avaient bien remarqué le changement survenu en lui et sur sa silhouette. Elles le taquinaient en lui disant qu'il était amoureux et, sans l'avouer vraiment, il laissait planer le doute. Il s'étonnait que le bonheur qu'il affichait le rende séduisant ou du moins... visible, pour ses collègues du beau sexe. L'amour est une curieuse alchimie et les femmes, qui maîtrisent si bien le sujet, ne s'y trompaient pas !... Elles avaient reniflé l'odeur du stupre et de la luxure... ça le faisait rire en douce, mais il aimait bien l'idée qu'il faisait enfin partie du monde tout en rose des gens amoureux ! 

  

Il offrit un chien à Marie, un coton blanc et elle en pleura de joie. Elle l'appela Melba, comme son dessert favori. Le sien était mort quelques mois auparavant, écrasé devant son garage, et elle lui avait raconté la douleur que cette disparition lui avait occasionnée. Elle ne voulait plus d'animal pour ne plus souffrir, mais quand elle avait ouvert la boîte et découvert la petite boule de poils immaculés, et la truffe noire, et les yeux brillants et doux du chiot, elle avait éclaté en sanglots. Elle avait posé sa tête sur son épaule, simplement, le chiot lové  sur ses genoux et il avait senti, là, qu'il touchait enfin à quelque chose qui ressemblait au bonheur parfait... Pour lui, c'était ça l'amour, et pourtant il lui semblait qu'en donnant tout il donnait encore trop peu de choses, Marie eut mérité tous les trésors du monde... 

  

Souvent, par jeu, il lui redemandait de l'épouser et d'ailleurs, il ne désespérait pas d'obtenir un jour gain de cause. Elle riait, se moquait avec tendresse, mais il sentait qu'elle lâchait prise, peu à peu. Elle ne parlait jamais de son mari, il ne posait jamais de questions. Mais elle se livrait à lui et, à son tour, lui racontait son quotidien à la boutique, ses espoirs et ses projets. Et cette confiance qu'elle mettait à se confier à lui le transportait de joie. Il aurait voulu qu'elle divorce, mais elle ne se sentait pas prête. Cependant elle ne disait plus « non » et pour lui, cela ressemblait déjà à une victoire. 

  

La vie était belle, le matin en allant au bureau il marchait avec des ressorts sous ses chaussures, un peu comme ces rastas qui, sur le trottoir devant lui, avançaient aux soubresauts de leur musique reggae en roulant des épaules et des hanches. Le nez en l'air il humait les odeurs de la ville, regardait les sculptures des façades, découvrait les cours intérieures derrière les portes entrouvertes des hôtels particuliers, évitait d'un petit bond sur le côté les crottes de chien, et toute cette insouciance qui lui venait grâce à l'amour de Marie le faisait rire et allégeait ses jours. Il prenait le temps d'avaler un petit noir sur le zinc du café d'en bas, s'étonnant de n'avoir jamais pensé à s'y attarder avant. Il regardait alors les gens passer avec intérêt, surtout les jeunes avec leurs i.pods aux oreilles et leurs tenues bizarres, écoutait les conversations du bar avec le sourire, pardonnait aux contractuelles qui posaient des PV sur les voitures des autres, et aux éboueurs qui bouchaient la rue en occasionnant embouteillages et concerts de klaxon... Il parvenait même à mettre de l'humour dans son travail, lui qui, en général, en était dépourvu. Mais là... le rire lui venait aisément, pour un mot, une mimique et il dessinait des têtes avec des sourires ou des grimaces sur les post-it de ses dossiers comptables si sérieux. 

  

Oui, la vie était belle et eut pu continuer ainsi jusqu'à la fin des temps. Il l'espérait... avec Marie l'éternité c'était encore trop peu. 

  

C'est par la presse qu'il apprit le drame, en achetant le journal le mardi matin. Au retour de leur week-end à Etretat, Marie était morte sous les coups de couteau d'un époux jaloux et schizophrène. Il avait frappé encore et encore, tuant aussi le petit chien qui ne la quittait jamais. Le journal étalait en première page le visage aimé et il vomit son petit-déjeuner là, dans la rue, appuyé à une balustrade. Autour de lui, les gens pressés d'aller prendre leur métro le regardaient de travers et l'insultaient en passant. 

  

C'était deux ans auparavant et depuis, il n'avait plus jamais aimé personne. Sa vie avait continué, silencieuse et modeste. Il avait recommencé à boire des bières, arrêté les abdos et retrouvé sous ses chemises, le confortable et familier matelas de kapok qui lui donnait une apparence bonhomme. Il ne cherchait plus à croiser le regard des femmes, qui d'ailleurs ne le taquinaient plus... il pensait que jamais plus il ne vivrait un bonheur aussi parfait. 

  

Et puis il l'avait vue, elle. Elle s'appelait Eve comme la première femme du monde. Et il lui semblait, en effet, que tout recommençait et qu'elle était cela, la première femme de sa vie.

 

Il tourna la tête vers le siège passager.

 

- Nous arriverons dans vingt minutes, dit-il pour meubler le silence. Tu vas aimer la maison de ma mère. Elle est paisible, rien n'a changé depuis sa mort. J'y vais parfois pour l'aérer et cueillir des fruits. Elle n'est pas loin de Paris, c'est l'avantage... Si tu t'y plais, nous viendrons souvent. 

  

Silencieuse, sa compagne ne répondit pas. Elle fixait un point dans l'obscurité que trouait le faisceau doré des phares. Il n'insista pas, la laissa à ses rêveries mystérieuses, et mit un CD. « Promenade with Duke » et les notes mélodieuses du piano, sous les doigts de Michel Petrucciani, emplirent l'habitacle. Il se sentait bercé avec tendresse et volupté. Il avait raconté à Eve l'histoire de Marie, leur histoire si belle et si tragique et sa peur viscérale de revivre un jour une semblable douleur. Perdre l'être aimé, aimer autant, aimer pour perdre... non, il ne voulait plus jamais éprouver ça. Elle l'avait écouté, en silence. Eve savait écouter, comme Marie autrefois et c'était si rare, une femme pour qui le silence n'était pas pesant ! Il regarda son profil régulier que l'obscurité rendait plus beau encore. Son nez fin, sa peau de pêche, sa bouche entrouverte, ses yeux ouverts et calmes, ses cheveux longs et bruns qui tombaient sur ses épaules. Séduisante, jeune, si jeune, si belle... il s'étonnait qu'elle eût pu s'intéresser à lui. Il était entré dans une boutique et Eve était là. Et une semaine plus tard, elle partageait sa vie. Il avait un peu réfléchi, un peu hésité, mais pas longtemps. Il ne voulait plus perdre de temps et dans le secret de l'appartement que, désormais, ils partageaient, ils s'étaient juré un amour fidèle et éternel. Un amour à la vie à la mort. Alors, il avait passé une alliance à son doigt, symboliquement, l'alliance de diamants qu'il n'avait pu offrir à Marie... Il était un peu tôt pour une demande en mariage, mais il voulait qu'Eve soit sûre de ses sentiments pour elle. Elle ne refusa pas son cadeau... Il ne se posait pas de question, il savait juste qu'elle était là, qu'il l'aimait pour tout ce qu'elle ne disait pas, pour ses silences et pour sa jeunesse, pour sa confiance en lui, pour ces crépuscules d'été, paisibles, où assis sur leur petit balcon du 6e étage, ils regardaient le soleil se coucher sur les toits de la ville, pour ces petits matins où il la trouvait là, dans son lit, à son côté, belle, tendre, amoureuse et disponible, juste avant que ne vienne le moment de partir travailler. D'ailleurs, depuis leur rencontre, il avait repris les abdos... et à nouveau, les femmes du bureau le trouvaient souriant et agréable.

 

Il tourna vers elle son regard amoureux, gonflé de désir et de tendresse. Sur la jupe, l'alliance brillait à son doigt de ses diamants éternels, à la mesure de leurs sentiments.

 

Un lapin leur fit face, les yeux brillants d'effroi, tétanisé et immobile. Il l'aperçut trop tard et voulut l'éviter. Ce soir, il était heureux, follement amoureux et n'aurait pas fait de mal à une mouche. La voiture fit une embardée, quitta l'asphalte et s'enfonça dans un champ de blé.

 

Il pensa en une fulgurance « Marie... Eve... j'aime... je suis aimé, je ne demande rien d'autre à la vie » et il ferma les yeux, apaisé et heureux.

 

Assise à son côté, sa ceinture de sécurité lui barrant la poitrine, Eve, elle, ne ferma pas les yeux, ne hurla pas, n'émit pas le moindre son quand la voiture frappa l'arbre de plein fouet, explosant le pare-brise en milliers d'éclats scintillants, écrasant le volant dans la cage thoracique de son compagnon. Pas un son... Seulement un petit « pschiiiitttttt » qui s'échappa, doucement, presque silencieusement par l'enveloppe de sa peau de plastique...

 

 

 

15 janvier 2010

VENGEANCE...

Nouvelle présentée au concours SkyProd, 

Novembre 2009 - Pas primée

Thème : "La vengeance"

 

L’orphelinat brésilien était vétuste.

Dans la grande salle rectangulaire qui servait de dortoir aux nourrissons, une vingtaine de petits lits à barreaux vides s’alignait, en un ordre parfait, de chaque côté des murs. Sur chacun d’eux, une couverture rose mettait un peu de gaieté si bien qu’en pénétrant dans la pièce, elle ne vit que l’atmosphère générale de ce rose-là. Un crucifix veillait, sur un mur nu chaulé de blanc, au-dessus d’une table de bois qui servait aux changes. Une grande fenêtre ouverte éclairait et aérait la pièce. C’était le matin.

Dans le dernier petit lit, tout au fond de la pièce, seul et désespéré un enfant pleurait de façon monocorde, comme si tout espoir l’avait quitté d’être un peu entendu. Un tout petit enfant de six semaines qu’une bonne âme avait mis près de la fenêtre pour qu’il n’eût pas trop chaud. Mais il avait froid. Son misérable débardeur ne le protégeait pas, la couverture avait disparu et ses pauvres pieds glacés s’agitaient dans l’air tiède.

On lui montra que c’était Lui. De toute façon, il n’y en avait pas d’autres !

Il gisait là, loin de tout et de tous, abandonné à son sort et à son désespoir de nourrisson.

Elle approcha et se pencha. Sa première réaction fut qu’il était laid. Très laid. Son petit visage simiesque déformé par les larmes, elle le crut trisomique. La tête en arrière, il remuait en tous sens, son corps et ses membres agités de soubresauts. Elle comprit mieux quand elle vit la couche souillée qui couvrait ses minuscules fesses. Elle le prit dans ses bras et le posa sur la table pour le changer. Par instinct, elle avait apporté le nécessaire en lait, en liniment oléo calcaire et en crème pour bébé. Quand elle ôta la couche, elle manqua pleurer. Il avait les fesses en sang, rongées par l’acidité de ses excréments. Il hurla quand elle le toucha. Avec une infinie douceur, elle le nettoya au liniment et couvrit les plaies d’une bonne couche de crème cicatrisante. Il était maigre, si maigre… Il flottait dans couche propre… Ses petites côtes se dessinaient sous le « marcel ». Il crevait de faim. Dans sa bouche ouverte, elle reconnut les aphtes d’un muguet dont il devait souffrir quand il tétait. Petite chose douloureuse. Pauvre parmi les pauvres… La religieuse lui  avait bien dit que « personne ne voulait de ce bâtard ». Ni les brésiliens, ni les autres adoptants, personne... Il était trop moche, trop fragile, il pleurait tout le temps !… Elle mit ses minuscules mains autour de ses pouces et lui parla tendrement, afin que cessent les larmes. Mais il les lui retira et recroquevilla ses petits poings fermés sur sa poitrine. Elle sourit et pensa : « Tiens, déjà du caractère ! ». Sa voix apaisante, ses gestes calmes et le soulagement dû aux soins eurent enfin raison de lui, et il s’apaisa. Alors, elle plongea ses yeux dans le regard noir du nourrisson et y vit une étincelle de lumière. Comme une récompense. Elle se taisait, la religieuse crut à une hésitation et lui dit : « Tu n’es pas obligée de le prendre !… ». Mais elle le prit. En hâte elle l’enroula dans une des couvertures roses et demanda qu’on lui prépare un biberon de lait. Puis elle quitta l’orphelinat, emportant avec elle son enfant, serré contre son cœur.

 ***

Elle alluma son poste de télévision sur un reportage qu’elle ne voulait pas manquer. Sur l’écran, un sportif d’environ vingt-cinq ans, au corps fuselé et athlétique répondait avec amabilité à des journalistes. Il était beau, mais pas seulement. Son visage, ses grands yeux sombres aux longs cils noirs, son sourire aux dents parfaites, sa brune chevelure d’épaisses boucles souples, sa peau dorée par le soleil et la génétique, tout en lui respirait le bonheur et la réussite… Sûr de lui, il s’exprimait simplement, sans prétention, avec une intelligence et une courtoisie qui dénotaient sa culture et sa bonne éducation. Il était brillant, adulé par le public, par les journalistes, par les femmes… Le succès l’avait enrichi, mais il n’oubliait pas sa modeste origine. C’était un homme bien.

Elle le regardait avec, sur les lèvres, le sourire satisfait du devoir accompli. Pas un devoir, non, pas un devoir mais une immense joie. Elle le trouvait si beau, si parfait… Oui, si parfait... Son fils. Une larme roula sur sa joue.

- Comme il est loin l’orphelinat brésilien !… Si tous ces gens, qui ne donnaient pas cher de ta peau, te voyaient, là, maintenant !…

Et elle pensa avec satisfaction que oui… sans aucun doute… la vie s’était bien vengée ! 

14 janvier 2010

LA MERE ADOPTIVE

Nouvelle présentée au concours de Fargues St Hilaire, Gironde

Mars 2009 - 2ème prix. 

Thème : "Nouvelle policière"

La lettre de la DDASS était arrivée par la poste, anonyme et froide. Elle l’avait lue sans émotion. Juste un petit pincement de regret à l’annonce du verdict. Non. Un « non » sans appel et sans recours. Un « non » définitif.  Les psychologues estimaient que sa fragilité et son instabilité psychologiques ne favoriseraient pas l’épanouissement d’un enfant dans son foyer. Oh, ils ne le disaient pas comme ça, ils tournaient autour du pot en phrases apaisantes et indifférentes, mais c’était tout comme… Elle n’aurait pas son agrément, Elle n’adopterait pas d’enfant. Elle s’était assise, sur le coup assommée puis calme et déterminée, le regard perdu sur les lignes qui remplissaient la feuille de papier à en-tête officiel.  Une froideur inconnue l’avait peu à peu envahie, son cœur et son esprit s’étaient simplement transformés en glace.

Un long moment passa dans un no man’s land de pensées et de sensations… Quand Elle reprit ses esprits une idée étrange avait fait son chemin, se faufilant en chuchotant entre les méandres embrouillés de son cerveau, le forçant à réfléchir et à envisager l’avenir. Un autre avenir. Elle prit un dossier rouge, couleur de la passion, couleur de l’amour qu’Elle aurait su donner à l’enfant que le système lui refusait. Un dossier rouge et vide. Elle fit deux trous dans la lettre officielle et, déterminée, la glissa dans le classeur.

Dix ans plus tard…

Troy Méreau sortit d’un sommeil agité qui ne l’avait pas reposé. Il se sentait plutôt mal, endolori, courbatu, battu même, comme chaque fois qu’il s’endormait sur le canapé. Sa soirée s’était éternisée en ville, entre bières et whisky, un mélange qu’il ne supportait pas. Mais à un certain moment de la nuit, il ne possédait plus assez de force en lui pour refuser même s’il connaissait à l’avance les réactions de son foie et de son crâne !… À potron-jaquet, ses potes l’avaient déposé devant sa porte et sitôt rentré dans l’appartement, il s’était affalé sur le premier endroit confortable venu, épuisé, nauséeux, presque comateux. Ce matin, c’était sûr, il n’avait pas les yeux en face des trous. Il s’assit un moment, la tête entre les mains et hésita à se lever. Le sol lui semblait lointain et incertain mais suffisamment proche, quand même, pour lui faire mal s’il venait à perdre l’équilibre. Il se hissa sur ses pieds en prenant appui sur l’accoudoir et chercha un mur pour poser sa main. De pas en pas, se tenant toujours, il se dirigea vers la salle de bain, mais réalisa que sa vessie douloureuse demandait à se soulager.

- Tant pis, pensa-t-il, je pisserai dans la douche !

Un instant plus tard, il regardait son visage dans le miroir. Pas rasé, les yeux rouges, les traits tirés, Troy Méreau était l’ombre de lui-même. D’accord, en temps normal déjà, il ne ressemblait pas à Georges Clooney mais là, c’était le pompon !

- Ben mon gars, murmura-t-il à son reflet, t’as la gueule des mauvais jours.

En réalité son nom sur son passeport c’était François Méreau. Mais depuis toujours, ses potes préféraient l’appeler Troy. Comme le capitaine Troy des « Aventures des mers du sud » qui les faisait rêver devant la télé quand ils étaient minots. Pour le charrier sur son boulot de flic, ils lui disaient en rigolant : « T’as pas les j’tons, Méreau ?…». Un méreau, c’est un jeton du moyen âge. Ha, ha, ha !… Ses potes avaient de la culture !

Mais ce matin, il leur en voulait un peu de l’entraîner dans leurs délires. Il s’en voulait surtout à lui-même de ne pas leur dire non. Ils étaient ses copains, soit, mais était-ce une raison pour céder sans réfléchir à leurs propositions idiotes. Tous mariés, sauf lui, ils s’évadaient dans des tournées interminables pour retrouver leur insouciance de jadis ou, qui sait, leur célibat… mais lui, Troy Méreau, lui qui n’était pas marié ni même « en main », que cherchait-il dans ces beuveries qui le laissaient au bord du gouffre ? Ou bien que voulait-il oublier ?

- De toute façon, expliqua Troy à son image, aujourd’hui une mauvaise journée commence. Le trois mai c’est toujours une mauvaise journée et ça fait neuf ans que ça dure !…»

Il espérait que cette année serait différente des autres mais il savait bien que non. Tant que le mystère ne serait pas résolu, chaque trois mai serait semblable aux autres trois mai et ce, jusqu’à la fin des temps peut-être !...

-*-

Mademoiselle Jeanne aimait les enfants. Tous les enfants. Les petits et les grands, les morveux et les proprets, ceux qui braillaient pendant les offices et les silencieux qui vous regardent avec des yeux dont on ne sait s’ils sont candides ou pleins de reproches. Mademoiselle Jeanne ne se lassait pas de les papouiller, de leur ébouriffer les cheveux, de les prendre dans ses bras avec le regard extatique et le sourire d’une vierge à l’enfant puis les rendait aux parents en leur assénant un amical : « J’aime les enfants » qui ne laissait aucun doute sur son intérêt pour eux.

Elle ne supportait pas la mauvaise humeur, les brusqueries, les taloches, les cris des mères exaspérées à l’encontre d’un petit ayant commis une bévue pendant l’office. Elle les aurait  giflées ces marâtres, qui maltraitaient leur progéniture sans se rendre compte qu’ils portaient en eux une part de Dieu. Mais Mademoiselle Jeanne, qui ne manquait aucune messe, savait se retenir et ses gestes affectueux, son bon sourire paterne et quelques bonbons suffisaient souvent à consoler les petites âmes douloureuses, accrochées aux jupes maternelles sur le parvis des églises.

Car Mademoiselle Jeanne en rencontrait à foison, des paroissiens. Elle participait à tous les offices en sa qualité d’assistante de l’Abbé. Des baptêmes aux mariages, des messes de funérailles aux fêtes religieuses, elle trottait à côté du Saint Homme qui, de paroisse en paroisse, portait la bonne parole aux fidèles en quête de rédemption ou d’un peu de spiritualité.

En ce dimanche matin, tandis que l’église s’emplissait peu à peu, Mademoiselle Jeanne, souriante et méthodique, déposait sur les bancs en un geste parfait, les derniers feuillets de chants de la messe du jour.   

 -*-

Troy Méreau réalisa soudain qu’il n’irait pas au bureau aujourd’hui. Un dimanche de temps en temps et surtout un lendemain de fiesta, c’était pain béni pour lui. Il passa sa main sur sa barbe naissante et décida d’aller prendre l’air et de flâner un peu dans le village, de papoter au bistrot, d’acheter son pain à la boulangerie, bref, de connaître la journée ordinaire d’un citoyen en week-end.

Il habitait dans une petite bourgade paisible, sans grand intérêt ni rien d’exceptionnel qui aurait pu drainer des touristes et les inciter à rester. Parmi les anciens, tout le monde se connaissait mais depuis peu, de nouveaux lotissements venaient augmenter la population et embouteiller les routes. Troy vivait là par habitude. Au début de sa carrière, peu argenté, il avait trouvé un appartement à ses moyens et surtout au calme dans lequel il pouvait se ressourcer lorsque les enquêtes lui prenaient trop la tête. Comment aurait-il pu imaginer alors, que c’est dans ce village et dans les villages alentour, justement, que depuis neuf ans, année après année, un enfant se volatilisait sans laisser aucune trace. Année après année, chaque trois mai ! Comme une sorte de malédiction fatale à laquelle aucune enquête n’avait pu mettre un terme. Les enfants disparaissaient et personne ne voyait ni n’entendait rien.

- Et merde… pensa Troy, découragé par ce souvenir qui le hantait et l’obsédait. Comment forcer les gens à ne pas sortir de chez eux, à protéger leurs enfants du prédateur qui déjà, devait rôder quelque part à la recherche de sa prochaine victime. À chaque nouveau rapt, les TV, les journaux ne parlaient que de ça pendant quelques semaines et puis, hop, tout le monde oubliait… et, inévitablement, le scénario se reproduisait dans un coin ou dans un autre, à côté ou pas bien loin... Il aurait pu compter sur la paranoïa collective et pourtant, à voir les gens se presser sur le parvis de l’église, les enfants courir et se bousculer en riant, cette année encore et à tout moment, le crime pouvait se reproduire.

Sa baguette sous le bras, il entra dans la petite nef déjà pleine, désireux de se mêler à la fièvre dominicale. Il n’était pas croyant, mais aimait se recueillir pour laisser reposer et vagabonder son esprit. Il n’écoutait pas le rituel immuable du curé, ne répondait pas à ses injonctions de prière, mais se levait et s’asseyait comme les autres ouailles, tandis que son regard scrutait les visages penchés sur les missels. Qui parmi eux ? Qui ?… En cette funeste date, des parents en larmes d’enfants disparus étaient venus écouter l’homélie du prêtre et partager leur foi, leur douleur et leurs espoirs avec tous les paroissiens.

- Dur, dur, pensa Troy, culpabilisé par ce qu’il ressentait du chagrin des familles. Toutes ces années sans piste, toutes ces recherches inutiles, ces interrogatoires vains, ces personnes interpellées puis relâchées, ces dénonciations vérifiées… Il était là, debout, les mains vides. Et il s’en voulait tellement. Le poids de son impuissance pesait sur ses épaules et il courba le dos. 

 

L’office s’acheva. L’église peu à peu se vidait et Troy Méreau suivit l’homme qui le précédait pour dégager le banc. Le curé avançait vers le parvis pour saluer les plus fidèles de ses brebis, laissant à Mademoiselle Jeanne la charge de ramener les enfants de chœur dans la sacristie et de les aider à se dévêtir avant que les parents les récupèrent. Troy suivait le manège et vit soudain la vieille fille les tancer vertement. Il sourit. Encore un garnement qui avait bu le vin de messe ! Mademoiselle Jeanne grondait d’un ton rageur : « Mes enfants ne feraient jamais ça…je ne l’admettrais pas… ils sont mieux élevés que vous l’êtes… vous avez de la chance que vos parents et Monsieur le curé n’en sachent rien ! » Penauds et silencieux, les gamins fixaient le bout de leurs chaussures.

Et bien pensa Troy, pour quelqu’un qui « aime tous les enfants » comme elle dit, elle n’y va pas de main morte !

À son tour il quitta l’église avec un sentiment de malaise indéfinissable. Il faisait doux et bleu. Le soleil l’avait cueilli et aveuglé à la sortie de l’office. C’était une belle journée de printemps !

- Mais une journée qui va être très longue, se dit-il, alors qu’il rejoignait à pied son domicile.

Il remarqua les gendarmes et la palanquée de policiers sur les dents, l’œil aux aguets et plus loin quelques journaleux qu’il reconnut à leurs micros et caméras. Ceux-ci, excités comme des mouches à miel, posaient des questions, interrogeaient quelques passants mais personne ne voulait leur parler. La plaie jamais refermée des petits disparus pesait aussi sur la population du village.

 

-*-

Tout était prêt pour son anniversaire. Dix ans, c’est important. Elle avait même gardé, en souvenir de sa propre petite enfance, une poésie amusante de Lucie Delarue-Mardrus qu’elle lui réciterait au moment où il soufflerait ses bougies.

« Aujourd’hui j’ai dix ans, dommage, ça va devenir sérieux,

Un seul chiffre disait mon âge, maintenant il en faudra deux,

Deux chiffre la même frontière que les gens les plus importants,

Deux chiffres pour la vie entière, à moins de vivre jusqu’à… cent ans ! »

 

Il allait adorer ça. Comme les jouets qu’Elle avait choisis pour lui. Des jouets de son âge. Son fils allait être content. Son fils, oui… Elle avait bien essayé les filles mais au bout du compte, préférait les garçons. Les filles ça chouine et se plaint, ça réclame tout le temps… tandis que les garçons, c’est affectueux, confiant, gentil, obéissant… Oui, Elle préférait les garçons et se réjouissait des moments tendres que son fils et Elle partageraient lorsqu’il serait arrivé. Tout était prêt, Elle le connaissait si bien. Cela faisait un an qu’Elle préparait cette fête et n’avait rien oublié de ce qu’il aimait, les bonbons, le gâteau aux fruits, le coca… Il adorait le coca et bien qu’Elle soit contre ce poison sucré, Elle voulait bien faire exception en ce jour particulier. Même les jouets, Elle les avait achetés avec grand soin. Tout était prêt, tout. Son fils allait être ravi, tellement ravi… Son Kévin. Elle aimait le prénom Kévin, c’était à la fois américain et celte. Oui, son Kévin… Le bonheur imaginé la rendait euphorique et gaie tandis qu’elle refaisait dans sa tête le cheminement qui la mènerait jusqu’à l’heure de la fête d’anniversaire. 

 

Mademoiselle Jeanne rentrait chez elle. Comme chaque dimanche, elle s’arrêta pour acheter du pain et un éclair au chocolat. Parfois elle variait et prenait une religieuse. Mais elle préférait nettement les éclairs qu’elle croquait en fermant les yeux. Le dessert préféré de son père. Mais lui seul avait le droit d’en manger. Il disait que ce n’était pas un dessert d’enfant. Les enfants n’avaient jamais de dessert. Aux douceurs, il leur préférait les coups. Aussi, devenue adulte, Mademoiselle Jeanne avait-elle pris sa vie en main et décidé un jour de manger autant d’éclairs qu’elle le souhaiterait, c’est-à-dire, un par semaine, si l’office s’était bien passé et parce qu’elle le valait bien. 

Elle avisa devant elle Troy Méreau, en grande discussion avec une femme jeune qui ne fréquentait pas l’église. Une mécréante depuis peu installée dans le lotissement. Elle ne l’aimait pas, trop mystérieuse, trop distante, trop snob… Mais Mademoiselle Jeanne qui n’aimait pas non plus les ragots se reprit et se signa en hâte. Ses pensées plus amènes revinrent à Troy Méreau. Un brave garçon ce Troy. Elle le connaissait depuis son installation dans le village. Un peu buveur, tellement charmeur mais si sympathique ! Elle pressa le pas pour le rattraper. Elle voulait en savoir un peu plus sur l’enquête qu’il menait. Dix ans, c’est long sans succès. Elle aurait bien aimé l’aider aussi, en tout cas lui remonter le moral qu’il devait avoir bien bas avec les pressions diverses que ses collègues et lui subissaient.

Alors que Troy saluait son interlocutrice et s’apprêtait à continuer son chemin, Mademoiselle Jeanne lui toucha le bras. La reconnaissant, il s’exclama :

- Mademoiselle Jeanne, quel agréable surprise, comment allez-vous ?

Cette attention émut de plaisir la vieille fille qui, dans l’instant, oublia au bout de son doigt ganté l’éclair au chocolat dans sa pyramide de papier que le soleil de midi commençait à faire fondre.

 

Comme il le craignait, Troy passa une journée épouvantable. Il se sentait impuissant et tournait comme un lion en cage dans son appartement. Il grignota, fuma et grignota encore. Dans le milieu de l’après-midi, n’y tenant plus, il rejoignit son bureau en ville, se réchauffant au contact de ses collègues tous aussi angoissés que lui. Bien entendu, chacun savait que des nuées de flics tournaient en ville, surveillant les comportements bizarres, les voitures suspectes. La TV locale relayait l’angoisse palpable par des messages de méfiance : « Ne laissez pas vos enfants dehors, veillez sur eux, soyez vigilants… ». Mais Troy en était convaincu, ne disparaîtrait pas n’importe quel enfant… Et quoi qu’on fasse, à un endroit des alentours, quelque chose allait inévitablement se passer que nul ne pourrait empêcher. N’y tenant plus, il sortit pour une heure, rôda avec sa voiture, choisit à l’instinct des rues calmes et désertes, espérant une intuition, un éclair de génie qui l’aurait mis sur la piste de ce voleur d’enfants insaisissable. Les heures tournaient… La nuit tombait… Avec soulagement, Troy voyait les rues se vider… Peut-être pas cette année, peut-être pas ce soir, espérait-il. Quand il regagna son bureau, il comprit au silence stupéfait qui l’accueillit, que son espérance avait pris fin.

Une mère venait d’appeler, affolée. Son fils de dix ans avait disparu sur la route qui le ramenait du tennis où il jouait tous les dimanches. Oui, il était à pied. Oui il était seul, mais le tennis c’est tout à côté… il ne risquait rien…

Troy sentit ses jambes se dérober sous lui. De désespoir, il l’aurait secouée cette pauvre femme et l’aurait traitée d’inconsciente ! Il prit sa tête entre ses mains. Mais dans son cerveau inexplicablement, une alarme tinta.

 

Elle attendait que son heure arrive. Chaque année, ça se passait de la même façon. Sa sœur voulait garder le petit pour elle seule, toute une nuit. Lui offrir des cadeaux, le chouchouter, le câliner, le regarder s’endormir paisiblement et ensuite, enfin, Elle pouvait à son tour l’avoir pour elle. Elle en avait marre, se rebellait souvent mais finissait par s’exécuter. Après tout, c’était l’Anniversaire ! Un an de plus, il devait avoir changé et grandi, combien elle se réjouissait de le revoir et de lui caresser le visage, de le contempler dans son sommeil… Son fils.

Pour patienter, Elle ouvrit un classeur rouge qui portait sur sa tranche le chiffre 2 écrit en gros, délaissant sur l’étagère celui au chiffre 1. Des pages et des pages d’articles s’accumulaient là, dans des pochettes transparentes, classées par date de façon remarquable. La genèse de sa belle histoire d’amour, de sa belle histoire d’adoption. Une histoire qui durait depuis dix ans, Elle collectait tout ce qui s’écrivait sur le sujet des disparitions d’enfants dans le village. Elle en connaissait un rayon et rien ne lui échappait. Elle comprenait et compatissait à la douleur des familles. Elle imaginait ce que serait sa propre infortune si quelqu’un venait à lui dérober ce qu’elle avait de plus cher au monde, ses enfants.

Elle se dit, en le refermant, qu’elle devrait rappeler à sa sœur d’acheter un troisième classeur, pour les années à venir !

 

Mademoiselle Jeanne adorait sa maison. Discrète, isolée, entourée d’un petit bois qui faisait barrage aux curieux et aux voisins, ce qui souvent allait de pair. Elle vivait là, seule et heureuse de l’être. Sa maison, c’était son luxe. Et ce n’était pas une maison ordinaire. Hormis son apparence d’ancienne gare de village qui lui donnait un joli cachet rococo, elle possédait une très honorable histoire. C’est dans la cave de sa maison, que pendant la guerre, les anciens propriétaires avaient dissimulé et sauvé toute une famille de juifs. Mademoiselle Jeanne, qui aimait les enfants, ne pouvait qu’être séduite par cette particularité. Une demeure historique, quel panache !… Quand le vendeur lui avait montré le système ingénieux qui avait permis à ces pauvres gens de survivre, elle avait su que cette maison était pour elle.

 

Troy cherchait. Il se triturait les méninges pour retrouver et agripper le fil ténu qui s’était imposé à lui dans l’église. Quelque chose clochait. Quelque chose lui faisait signe mais il ne parvenait pas à faire le lien… Et pourtant, il y avait urgence et Troy savait qu’un détail important lui échappait. Il se serait giflé !...  Dans la brigade, tout autour de lui, une intense agitation régnait. Les premières heures étaient précieuses, nul ne l’ignorait et chacun s’évertuait à réfléchir, à tout mettre en œuvre pour retrouver l’enfant disparu.

Troy fit le compte et une fois encore s’attarda sur la chronologie des disparitions. Année un, c’était un tout petit d’à peine douze mois, enlevé pendant son sommeil au rez-de-chaussée d’une villa. L’année deux, la fillette de deux ans avait échappé à la vigilance de sa famille au cours d’une fête médiévale dans le village. Le troisième enfant était âgé de trois ans et sa disparition était intervenue pendant une autre fête locale. L’année quatre, les enquêteurs n’avaient retrouvé que le vélo de la fillette de quatre ans et l’année cinq, c’est au sortir de sa classe de moyenne section que le petit s’était volatilisé. Pour les années six, sept, huit et neuf, le scénario se répétait, chaque année l’enfant avait un an de plus. Depuis tout ce temps, les enfants grandissaient et Troy ne s’étonnait pas que cette fois, le rapt concerne un gamin de dix ans. C’était dans la logique du ravisseur. Mais ensuite, que devenaient-ils tous ces petits ? Où allaient-ils ? Pourquoi ne retrouvait-on jamais aucune trace et comment pouvaient-ils ainsi disparaître et grandir sans que personne ne s’en étonne ? Comment le criminel pouvait-il passer sans encombre entre les mailles du filet ?

 

Elle sentait l’impatience la gagner, au fur et à mesure que l’heure de l’Anniversaire approchait. La fièvre l’emportait, le désir, la frénésie de voir l’enfant, de le sentir, de le toucher. Elle l’attendait depuis si longtemps !…

- C’est pas possible d’être aussi gamine, après tout ce n’est pas ta fête !… Sois patiente et ne commets pas d’impair, Elle ne te le pardonnerait pas !…se gourmanda-t-elle avec bienveillance.

 

Tous les enfants aimaient Mademoiselle Jeanne. Elle ne s’énervait jamais, prenait soin d’eux quand elle en avait la charge à la sacristie, les récompensait de bonbons et de sourires encourageants, et depuis peu, de jeux vidéos, de jeux d’ordinateur, de jeux Wii, selon l’équipement de chacun. Elle leur racontait que son petit neveu possédait tant de logiciels qu’il acceptait avec plaisir de faire une bonne action et de les partager avec eux… Le mercredi après le catéchisme, ravis d’une telle aubaine, les petits s’agglutinaient autour d’elle pour évaluer le stock. Car elle en avait un tas de jeux, les derniers sortis, ceux que les parents interdisaient car trop violents. Mademoiselle Jeanne n’y connaissait rien et leur proposait à peu près tout ce dont ils rêvaient. Ils pouvaient les emprunter et les garder quelques jours puis les échanger avec leurs copains. Par contre, pas question de laisser passer la date du retour car alors, Mademoiselle Jeanne radiait l’étourdi du cercle des chanceux… Personne n’aurait supporté d’être radié et chaque enfant se serait damné pour être le premier à essayer une nouveauté !… Mademoiselle Jeanne les tenait ainsi, par le principe de la carotte et du bâton… et ça fonctionnait parce qu’elle respectait à la lettre les règles d’un jeu qu’elle avait elle-même fixées…

 

Troy Méreau n’avait pas dormi. Mais alors pas du tout. Son crâne le lançait comme après une bonne cuite, son esprit reptilien lui disait qu’un détail, si petit, si infime lui échappait et sa rage grandissait au fur et à mesure que les heures passaient. Encore une fois, rien, rien nulle part, aucune trace sinon le grand vide laissé par l’absence du petit garçon disparu.

 

Ça n’avait pas été facile, cette fois. Mais Elle avait réussi à tromper la vigilance de sa sœur, de la police, de la gendarmerie, de la femme qui se prétendait la mère de son Kévin… De tous. L’enfant l’avait suivie en toute confiance, comme il le faisait d’habitude. Depuis un an, elle connaissait ses faits et gestes, ceux des autres, ses aller-et-venues et rien ni personne n’aurait pu se mettre en travers de son chemin. Une fois chez Elle, ils avaient passé une soirée délicieuse, à manger du gâteau, à rire, à jouer à la Wii… il l’avait battue au sport, elle aux jeux plus intellectuels ou stratégiques. La stratégie, elle aimait ça. Et puis, il s’était inquiété de l’heure, de l’école le lendemain, de sa mère et Elle lui avait proposé en soupirant un dernier coca. Et oui… c’était vrai… il avait raison… l’heure était venue. Il avait bu en riant toujours, de son rire enfantin si frais qu’Elle adorait. Puis peu à peu, le rire s’était éteint et Kévin avait sombré dans le sommeil, abattu par le puissant somnifère qu’Elle avait mélangé à la boisson.Elle l’avait porté dans son lit et veillé toute la nuit, tendrement, tandis que son souffle lui caressait le cou. Comme chaque fois, Elle n’avait pas dormi, heureuse et inquiète de le savoir là, si vulnérable, si confiant, si tendre, préférant le regarder et toucher sa joue tiède, lui parler, lui raconter sa vie, ses espoirs et ses regrets. Et la lettre du trois mai qui, dix ans auparavant, voulait la spolier de cet amour de mère qui brûlait en Elle !… Mais elle n’avait pas cédé, non, elle n’avait pas cédé et ses Kévin, tous ses Kévin étaient là, année après année qui grandissaient près d’Elle !

 

Les bras chargés, Mademoiselle Jeanne descendit dans sa cave. Une belle et immense cave voûtée qui possédait même un puits et un accès extérieur par lequel, jadis, on déversait le charbon. Aujourd’hui, cette entrée ne s’ouvrait que pour les cas extrêmes, comme rentrer le bois de la cheminée, changer une machine à laver, un sèche-linge ou un congélateur. Mademoiselle Jeanne entreposait là quantité de choses en un ordre parfait. Rien de dépassait des étagères, le sol nettoyé des anciennes traces de charbon brillait, les araignées s’étaient enfuies vers des lieux plus propice et plus éloignés du plumeau et même la lucarne laissait passer les rayons du soleil levant. Car Mademoiselle Jeanne aimait la propreté. Elle se souvenait encore des leçons que martelait son père : « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place »... Elle jeta un regard appréciateur à la ronde. Il devait être tellement fier d’elle maintenant !

Son colis dans les bras, elle se dirigea d’un pas ferme vers le mur du fond. Une étagère chargée de caissettes à outils en bois classées dans un ordre alphabétique impeccable, lui faisait face : cisailles, cutter, marteaux, pinces, scies, tenailles, tournevis, tuyaux… un véritable arsenal de bricoleur ! D’une chiquenaude, Mademoiselle Jeanne déclencha le système de verrouillage, manoeuvra l’étagère qui glissa doucement vers la droite en pénétrant dans le mur à galandage.  L’ingénieuse fermeture restait invisible à l’extérieur sitôt que l’étagère avait repris sa place dans le mur de la cave.

 

Et soudain Troy Méreau comprit. Il sut qu’il approchait la vérité et celle qu’il imaginait lui coupa le souffle tellement elle lui semblait improbable, si proche, si inimaginable. Néanmoins, il rassembla ses collègues et fit part à son chef de ses soupçons, essayant de les convaincre du bien fondé de ceux-ci. Bien entendu, ce n’était que suspicion et supposition mais il fallait aller au bout de la démarche, vérifier ce qui l’avait été mille fois et cette fois, ne pas se tromper. Il expliqua une nouvelle fois ce qui, depuis la veille le turlupinait et qui, soudain, lui sautait aux yeux. Une phrase, juste une, qui l’obsédait jusqu’à la nausée et à laquelle il avait décidé de croire.  Celle de Mademoiselle Jeanne, tançant les enfants de chœur et qui reprochait : « mes enfants ne feraient jamais ça… je ne l’admettrais pas… ils sont mieux élevés que vous l’êtes… ». Mais Mademoiselle Jeanne n’avait pas d’enfants, n’en avait jamais eu et quels enfants, alors, élevait-elle ? Et où les élevait-elle ? Dans sa minuscule bicoque au fond du bois ? Cela semblait impensable et fou.

- Oui, minuscule peut-être mais avec une grande cave qui cachait des juifs pendant la guerre, avait ajouté un collègue de Troy, né dans le village et ayant grandi dans les légendes locales.  Troy avait su alors que cette cave pourtant déjà fouillée l’appelait et qu’il devait rendre visite au plus vite à Mademoiselle Jeanne.

 

Elle pénétra dans son antre : un second local, plus petit que le précédent, taillé dans la roche et la terre, le local qui pendant la guerre avait sauvé les juifs. Face à Elle, quatre congélateurs clos d’un grand format s’étalaient comme les membres d’un orchestre dont elle aurait été le chef. Sans peine Elle ouvrit le quatrième et y déposa son fardeau, bien emmitouflé dans le plaid bleu ciel qu’Elle avait choisi pour lui. L’enfant ne réagit pas. Elle l’installa confortablement dans l’appareil, prenant soin de bien poser sa tête sur l’oreiller pour qu’elle demeure droite, ainsi que depuis dix ans Elle avait fait pour tous les enfants. Puis Elle recula, sourit et souleva le couvercle des trois autres congélateurs. Dans chacun d’entre eux, endormis pour l’éternité, reposaient tête-bêche trois enfants, un oreiller sous leur tête et sur leur petit corps, une couverture moelleuse maintenant durcie par le gel. Ils étaient là, ses enfants, ses petits qui d’année en année grandissaient. Elle les aimait ainsi, si calmes, si paisibles, si sages.Elle venait chaque soir accomplir son devoir de mère, leur lire une histoire, leur parler, leur raconter ce qui se passait au-dehors, le changement des saisons, les cancans de la paroisse, les recherches pour retrouver les enfants disparus… Ils l’attendaient sans gémir, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une plainte ni une jérémiade, pas comme ces sales gamins qui devenaient ingérables à cause de parents trop permissifs. Pas eux, pas les siens, si parfaits, si beaux, si tendres, si chauds quand elle les serrait dans ses bras aimants, la dernière de leurs nuits…

Elle referma les trois couvercles et revint au quatrième congélateur. L’enfant dormait profondément, d’un sommeil régulier. L’anesthésiant ferait son effet encore quelques heures puis le froid déposerait sur le visage de ce petit ange, un sourire innocent. Elle embrassa une ultime fois la peau tiède de sa joue.

- Je reviendrai te voir ce soir. Dors bien, mon fils, mon grand Kevin… tu as eu une belle fête d’anniversaire, n’est-ce-pas ? Mais dix ans, c’était important… tu as tellement grandi, tu es devenu si fort, vois… rit-elle, malicieuse et fière, tu touches déjà les bouts de ton lit !…

 

Au moment où le couvercle du congélateur s’abattait sur l’enfant, une sonnette résonna là-haut dans la maison. Une sonnette insistante qui lui vrilla les tympans. Elle sursauta, furieuse, se prit la tête entre les mains et la secoua, comme sous le coup d’une douleur intense. Qui se permettait ainsi de se présenter à sa porte ? Qui la dérangeait et dérangeait sa famille ? Elletrouvait cet acte impromptu inadmissible, impoli, incorrect. Les adjectifs ne manquaient pas tandis qu’Elle gravissait au pas de charge les marches menant au couloir de l’entrée. Dans sa rage, Elle omit de remettre en place l’étagère qui condamnait le local secret. Dehors, des poings tambourinaient avec violence sur l’huis qu’elle ouvrit brutalement, une boule de fureur au ventre. Quel chenapan osait ainsi la provoquer ?…

Devant elle, des hommes en uniforme occupaient tout l’espace du perron tandis que d’autres s’éparpillaient sur sa pelouse et disparaissaient derrière sa maison. Elle allait protester avec hargne quand elle entendit une voix connue et courtoise traverser le mur de muscles qui lui faisait barrage.

Ecartant ses collègues, Troy Méreau s’avança vers elle. Il lui souriait avec ce charme délicieux qui la faisait toujours fondre. Mais elle ne remarqua pas le regard froid, incisif, implacable que dissimulait le charmant sourire.

- Bonjour, Mademoiselle Jeanne, quel plaisir de vous voir… lui susurra-t-il.

 

FIN

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