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CARNET DE NOUVELLES
19 mars 2010

LA FEMME DE SA VIE...

 

LA FEMME DE SA VIE...

 

Nouvelle présentée au concours de nouvelles de Fargues St Hilaire, Gironde

 

Thème : "Le sentiment amoureux"

19 Mars 2010,1er prix

 

 

 

L'homme conduisait vite dans la nuit étoilée et chaude de ce bel été. La route sèche, droite de la Beauce s'enfonçait comme une cicatrice entre les murs végétaux des champs de blés, et l'incitait à appuyer sur la pédale de l'accélérateur. Ils étaient seuls, il était tard... La fenêtre ouverte amenait à ses narines des odeurs de foin coupé qui lui rappelaient son enfance. 

 

À côté de lui, Eve ne disait rien et il en était heureux. En cet instant, il ressentait une grande plénitude, un bonheur simple et doux, à rouler ainsi à tombeau ouvert en direction de leur avenir.

 

Il aurait voulu lui parler pour ne rien dire, lui raconter des choses sans importance de sa vie, mais sa vie, elle la connaissait déjà. Elle savait tout de lui, comme lui savait tout d'elle. Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre, il y tenait et elle respectait son vœu. Car oui, quand il y réfléchissait, elle n'avait pas été rose tous les jours, sa vie.

 

Il en avait connu des femmes, certaines l'avaient aimé, sa mère morte trop tôt qui le protégeait et l'entourait de ses bras tendres et consolateurs quand il rentrait le nez en sang de l'école. Il n'avait pas de copains et souvent servait de souffre-douleur aux costauds qui faisaient la loi dans la cour de récré. Il n'aimait pas la violence, il n'aimait pas les bagarres et s'estimait heureux quand on l'oubliait dans la classe ou dans un coin isolé du préau. Sa mère protestait, mais rien n'y changeait. Les instituteurs, aveugles et sourds, avaient continué à boire paisiblement leur café à l'heure de la récré et les élèves à le tabasser. 

  

Il y avait eu ensuite Marie-Ange, son premier amour au prénom si évocateur qui, en fait d'ange, n'était qu'un démon. Elle avait parié qu'elle embrasserait le garçon le plus moche du lycée et elle y était parvenue, tout heureux qu'il avait été, alors, d'être le vainqueur. Et puis Marie-Ange, au terme de plusieurs semaines de séduction, alors qu'enfin il relâchait la méfiance qu'il éprouvait envers elle, lui avait ri au nez après avoir obtenu ce qu'elle désirait. Il en avait pleuré de dépit dans sa chambre. De douleur aussi. Il l'avait aimée, mais moins sans doute qu'il aimait Eve en cette minute. 

  

Au service militaire, quelques dames de petite vertu lui avaient soutiré sans scrupule le montant de sa solde, mais il avait trouvé, dans leurs bras, un peu d'expérience et de chaleur humaine. Elles se prostituaient certes, mais connaissaient l'âme des hommes, leurs zones d'ombre et leurs fragilités. Dans leurs étreintes désespérées, il avait trouvé aussi beaucoup de tendresse et de respect. Avec elle, il avait appris les gestes de l'amour et de cela, il leur gardait une infinie reconnaissance. 

  

Des femmes, il en avait rencontré dans sa vie professionnelle de comptable. Il avait eu des liaisons fugaces. Il n'était pas beau avec son nez fort, ses verres à double foyer, sa calvitie précoce et son ventre qui, dans le miroir, ressemblait à un coussin trop rempli de kapok. Non, sa séduction se cachait dans ce qu'il aurait pu donner à une femme, si l'une d'entre elles avait au moins essayé de le comprendre. Mais elles ne le voyaient pas et dans leur regard qui le survolait avec indifférence il n'était qu'une ombre fugace, un pion sans intérêt, un vide, un rien... 

  

Et puis, quatre ans auparavant, Marie était entrée dans le cabinet d'expert où il travaillait. Marie, il l'avait aimée tout de suite. Elle était blonde péroxydée, ses formes généreuses et sa gouaille lui plaisaient et surtout, elle avait de gros problèmes avec ses impôts et cherchait un comptable pour mettre un peu d'ordre dans les comptes de sa petite boutique de vêtements pour femmes fortes. Alors que chacune de ses conquêtes précédentes lui avaient coûté des mois d'essais infructueux, de « râteaux », ou encore des fortunes en roses rouges, Marie, elle, était devenue sa maîtresse dans la semaine suivante. Il en était heureux quand, après l'amour, il la regardait endormie sur le grand lit défait. Sa peau nacrée, ses seins lourds et ronds, ses paupières fermées dans un abandon confiant, il adorait ça. Il ne se lassait pas de la contempler. Son cœur se gonflait d'aise et se remplissait d'elle, de son parfum, de ses éclats de voix aussi, quand il traînait à terminer sa comptabilité. Il était heureux de ce qu'elle lui apportait de bien-être et de sérénité. Il aimait tant être aimé... pourquoi sa laideur l'aurait-elle privé de ce bonheur ? Après tout Gainsbourg non plus n'était pas beau, lui-même le reconnaissait et pourtant, Jane Birkin, Bardot et bien d'autres femmes sublimes avaient succombé à son charme !... 

  

Un mois après leur rencontre, il lui avait demandé sa main. Mais elle avait ri, tendrement, en lui avouant qu'elle avait déjà un mari et que, grand dieu, si elle s'en débarrassait un jour, ce ne serait pas pour en reprendre un autre !... Alors leur liaison avait continué comme ça, de rencontres imprévues en week-ends volés. 

  

Marie lui avait fait découvrir Etretat. Elle adorait Etretat. Elle y possédait un studio dans lequel elle venait se ressourcer quand la ville et son mari lui pesaient trop. Parfois, elle l'invitait à la rejoindre et ils passaient alors deux jours à s'aimer, à se balader main dans la main comme n'importe quel couple heureux et amoureux. Ils s'embrassaient sur les sentiers qui menaient aux falaises blanches, regardaient en riant les mouettes criardes voler au-dessus d'eux, admiraient le panorama grandiose, à la mesure de leurs sentiments. 

  

Du coup, elle l'avait aussi enrichi des lectures qui allaient avec la jolie cité et il avait lu l'Aiguille creuse de Maurice Leblanc avec délectation, et ensuite toutes les aventures d'Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur. Avec Marie, il se trouvait plus intelligent, plus brillant, plus fort. Pour elle, il aurait construit un pont jusqu'à la lune, sauté dans des rivières en crue, gravi la plus haute montagne pour y cueillir un Edelweiss, il envisageait même de se faire poser des implants pour retrouver ses cheveux de jeune homme. Déjà, son ventre disparaissait un peu, grâce aux abdominaux qu'il s'obligeait à faire tous les matins, et il avait renoncé à boire plus d'une bière par jour, et encore une petite... Vraiment, Marie faisait poindre en lui l'homme qu'il rêvait d'être dans les yeux d'une femme. Non qu'il se sentait beau, mais il se sentait vivant. 

  

Les femmes du cabinet comptable avaient bien remarqué le changement survenu en lui et sur sa silhouette. Elles le taquinaient en lui disant qu'il était amoureux et, sans l'avouer vraiment, il laissait planer le doute. Il s'étonnait que le bonheur qu'il affichait le rende séduisant ou du moins... visible, pour ses collègues du beau sexe. L'amour est une curieuse alchimie et les femmes, qui maîtrisent si bien le sujet, ne s'y trompaient pas !... Elles avaient reniflé l'odeur du stupre et de la luxure... ça le faisait rire en douce, mais il aimait bien l'idée qu'il faisait enfin partie du monde tout en rose des gens amoureux ! 

  

Il offrit un chien à Marie, un coton blanc et elle en pleura de joie. Elle l'appela Melba, comme son dessert favori. Le sien était mort quelques mois auparavant, écrasé devant son garage, et elle lui avait raconté la douleur que cette disparition lui avait occasionnée. Elle ne voulait plus d'animal pour ne plus souffrir, mais quand elle avait ouvert la boîte et découvert la petite boule de poils immaculés, et la truffe noire, et les yeux brillants et doux du chiot, elle avait éclaté en sanglots. Elle avait posé sa tête sur son épaule, simplement, le chiot lové  sur ses genoux et il avait senti, là, qu'il touchait enfin à quelque chose qui ressemblait au bonheur parfait... Pour lui, c'était ça l'amour, et pourtant il lui semblait qu'en donnant tout il donnait encore trop peu de choses, Marie eut mérité tous les trésors du monde... 

  

Souvent, par jeu, il lui redemandait de l'épouser et d'ailleurs, il ne désespérait pas d'obtenir un jour gain de cause. Elle riait, se moquait avec tendresse, mais il sentait qu'elle lâchait prise, peu à peu. Elle ne parlait jamais de son mari, il ne posait jamais de questions. Mais elle se livrait à lui et, à son tour, lui racontait son quotidien à la boutique, ses espoirs et ses projets. Et cette confiance qu'elle mettait à se confier à lui le transportait de joie. Il aurait voulu qu'elle divorce, mais elle ne se sentait pas prête. Cependant elle ne disait plus « non » et pour lui, cela ressemblait déjà à une victoire. 

  

La vie était belle, le matin en allant au bureau il marchait avec des ressorts sous ses chaussures, un peu comme ces rastas qui, sur le trottoir devant lui, avançaient aux soubresauts de leur musique reggae en roulant des épaules et des hanches. Le nez en l'air il humait les odeurs de la ville, regardait les sculptures des façades, découvrait les cours intérieures derrière les portes entrouvertes des hôtels particuliers, évitait d'un petit bond sur le côté les crottes de chien, et toute cette insouciance qui lui venait grâce à l'amour de Marie le faisait rire et allégeait ses jours. Il prenait le temps d'avaler un petit noir sur le zinc du café d'en bas, s'étonnant de n'avoir jamais pensé à s'y attarder avant. Il regardait alors les gens passer avec intérêt, surtout les jeunes avec leurs i.pods aux oreilles et leurs tenues bizarres, écoutait les conversations du bar avec le sourire, pardonnait aux contractuelles qui posaient des PV sur les voitures des autres, et aux éboueurs qui bouchaient la rue en occasionnant embouteillages et concerts de klaxon... Il parvenait même à mettre de l'humour dans son travail, lui qui, en général, en était dépourvu. Mais là... le rire lui venait aisément, pour un mot, une mimique et il dessinait des têtes avec des sourires ou des grimaces sur les post-it de ses dossiers comptables si sérieux. 

  

Oui, la vie était belle et eut pu continuer ainsi jusqu'à la fin des temps. Il l'espérait... avec Marie l'éternité c'était encore trop peu. 

  

C'est par la presse qu'il apprit le drame, en achetant le journal le mardi matin. Au retour de leur week-end à Etretat, Marie était morte sous les coups de couteau d'un époux jaloux et schizophrène. Il avait frappé encore et encore, tuant aussi le petit chien qui ne la quittait jamais. Le journal étalait en première page le visage aimé et il vomit son petit-déjeuner là, dans la rue, appuyé à une balustrade. Autour de lui, les gens pressés d'aller prendre leur métro le regardaient de travers et l'insultaient en passant. 

  

C'était deux ans auparavant et depuis, il n'avait plus jamais aimé personne. Sa vie avait continué, silencieuse et modeste. Il avait recommencé à boire des bières, arrêté les abdos et retrouvé sous ses chemises, le confortable et familier matelas de kapok qui lui donnait une apparence bonhomme. Il ne cherchait plus à croiser le regard des femmes, qui d'ailleurs ne le taquinaient plus... il pensait que jamais plus il ne vivrait un bonheur aussi parfait. 

  

Et puis il l'avait vue, elle. Elle s'appelait Eve comme la première femme du monde. Et il lui semblait, en effet, que tout recommençait et qu'elle était cela, la première femme de sa vie.

 

Il tourna la tête vers le siège passager.

 

- Nous arriverons dans vingt minutes, dit-il pour meubler le silence. Tu vas aimer la maison de ma mère. Elle est paisible, rien n'a changé depuis sa mort. J'y vais parfois pour l'aérer et cueillir des fruits. Elle n'est pas loin de Paris, c'est l'avantage... Si tu t'y plais, nous viendrons souvent. 

  

Silencieuse, sa compagne ne répondit pas. Elle fixait un point dans l'obscurité que trouait le faisceau doré des phares. Il n'insista pas, la laissa à ses rêveries mystérieuses, et mit un CD. « Promenade with Duke » et les notes mélodieuses du piano, sous les doigts de Michel Petrucciani, emplirent l'habitacle. Il se sentait bercé avec tendresse et volupté. Il avait raconté à Eve l'histoire de Marie, leur histoire si belle et si tragique et sa peur viscérale de revivre un jour une semblable douleur. Perdre l'être aimé, aimer autant, aimer pour perdre... non, il ne voulait plus jamais éprouver ça. Elle l'avait écouté, en silence. Eve savait écouter, comme Marie autrefois et c'était si rare, une femme pour qui le silence n'était pas pesant ! Il regarda son profil régulier que l'obscurité rendait plus beau encore. Son nez fin, sa peau de pêche, sa bouche entrouverte, ses yeux ouverts et calmes, ses cheveux longs et bruns qui tombaient sur ses épaules. Séduisante, jeune, si jeune, si belle... il s'étonnait qu'elle eût pu s'intéresser à lui. Il était entré dans une boutique et Eve était là. Et une semaine plus tard, elle partageait sa vie. Il avait un peu réfléchi, un peu hésité, mais pas longtemps. Il ne voulait plus perdre de temps et dans le secret de l'appartement que, désormais, ils partageaient, ils s'étaient juré un amour fidèle et éternel. Un amour à la vie à la mort. Alors, il avait passé une alliance à son doigt, symboliquement, l'alliance de diamants qu'il n'avait pu offrir à Marie... Il était un peu tôt pour une demande en mariage, mais il voulait qu'Eve soit sûre de ses sentiments pour elle. Elle ne refusa pas son cadeau... Il ne se posait pas de question, il savait juste qu'elle était là, qu'il l'aimait pour tout ce qu'elle ne disait pas, pour ses silences et pour sa jeunesse, pour sa confiance en lui, pour ces crépuscules d'été, paisibles, où assis sur leur petit balcon du 6e étage, ils regardaient le soleil se coucher sur les toits de la ville, pour ces petits matins où il la trouvait là, dans son lit, à son côté, belle, tendre, amoureuse et disponible, juste avant que ne vienne le moment de partir travailler. D'ailleurs, depuis leur rencontre, il avait repris les abdos... et à nouveau, les femmes du bureau le trouvaient souriant et agréable.

 

Il tourna vers elle son regard amoureux, gonflé de désir et de tendresse. Sur la jupe, l'alliance brillait à son doigt de ses diamants éternels, à la mesure de leurs sentiments.

 

Un lapin leur fit face, les yeux brillants d'effroi, tétanisé et immobile. Il l'aperçut trop tard et voulut l'éviter. Ce soir, il était heureux, follement amoureux et n'aurait pas fait de mal à une mouche. La voiture fit une embardée, quitta l'asphalte et s'enfonça dans un champ de blé.

 

Il pensa en une fulgurance « Marie... Eve... j'aime... je suis aimé, je ne demande rien d'autre à la vie » et il ferma les yeux, apaisé et heureux.

 

Assise à son côté, sa ceinture de sécurité lui barrant la poitrine, Eve, elle, ne ferma pas les yeux, ne hurla pas, n'émit pas le moindre son quand la voiture frappa l'arbre de plein fouet, explosant le pare-brise en milliers d'éclats scintillants, écrasant le volant dans la cage thoracique de son compagnon. Pas un son... Seulement un petit « pschiiiitttttt » qui s'échappa, doucement, presque silencieusement par l'enveloppe de sa peau de plastique...

 

 

 

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