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CARNET DE NOUVELLES
14 janvier 2010

LA MERE ADOPTIVE

Nouvelle présentée au concours de Fargues St Hilaire, Gironde

Mars 2009 - 2ème prix. 

Thème : "Nouvelle policière"

La lettre de la DDASS était arrivée par la poste, anonyme et froide. Elle l’avait lue sans émotion. Juste un petit pincement de regret à l’annonce du verdict. Non. Un « non » sans appel et sans recours. Un « non » définitif.  Les psychologues estimaient que sa fragilité et son instabilité psychologiques ne favoriseraient pas l’épanouissement d’un enfant dans son foyer. Oh, ils ne le disaient pas comme ça, ils tournaient autour du pot en phrases apaisantes et indifférentes, mais c’était tout comme… Elle n’aurait pas son agrément, Elle n’adopterait pas d’enfant. Elle s’était assise, sur le coup assommée puis calme et déterminée, le regard perdu sur les lignes qui remplissaient la feuille de papier à en-tête officiel.  Une froideur inconnue l’avait peu à peu envahie, son cœur et son esprit s’étaient simplement transformés en glace.

Un long moment passa dans un no man’s land de pensées et de sensations… Quand Elle reprit ses esprits une idée étrange avait fait son chemin, se faufilant en chuchotant entre les méandres embrouillés de son cerveau, le forçant à réfléchir et à envisager l’avenir. Un autre avenir. Elle prit un dossier rouge, couleur de la passion, couleur de l’amour qu’Elle aurait su donner à l’enfant que le système lui refusait. Un dossier rouge et vide. Elle fit deux trous dans la lettre officielle et, déterminée, la glissa dans le classeur.

Dix ans plus tard…

Troy Méreau sortit d’un sommeil agité qui ne l’avait pas reposé. Il se sentait plutôt mal, endolori, courbatu, battu même, comme chaque fois qu’il s’endormait sur le canapé. Sa soirée s’était éternisée en ville, entre bières et whisky, un mélange qu’il ne supportait pas. Mais à un certain moment de la nuit, il ne possédait plus assez de force en lui pour refuser même s’il connaissait à l’avance les réactions de son foie et de son crâne !… À potron-jaquet, ses potes l’avaient déposé devant sa porte et sitôt rentré dans l’appartement, il s’était affalé sur le premier endroit confortable venu, épuisé, nauséeux, presque comateux. Ce matin, c’était sûr, il n’avait pas les yeux en face des trous. Il s’assit un moment, la tête entre les mains et hésita à se lever. Le sol lui semblait lointain et incertain mais suffisamment proche, quand même, pour lui faire mal s’il venait à perdre l’équilibre. Il se hissa sur ses pieds en prenant appui sur l’accoudoir et chercha un mur pour poser sa main. De pas en pas, se tenant toujours, il se dirigea vers la salle de bain, mais réalisa que sa vessie douloureuse demandait à se soulager.

- Tant pis, pensa-t-il, je pisserai dans la douche !

Un instant plus tard, il regardait son visage dans le miroir. Pas rasé, les yeux rouges, les traits tirés, Troy Méreau était l’ombre de lui-même. D’accord, en temps normal déjà, il ne ressemblait pas à Georges Clooney mais là, c’était le pompon !

- Ben mon gars, murmura-t-il à son reflet, t’as la gueule des mauvais jours.

En réalité son nom sur son passeport c’était François Méreau. Mais depuis toujours, ses potes préféraient l’appeler Troy. Comme le capitaine Troy des « Aventures des mers du sud » qui les faisait rêver devant la télé quand ils étaient minots. Pour le charrier sur son boulot de flic, ils lui disaient en rigolant : « T’as pas les j’tons, Méreau ?…». Un méreau, c’est un jeton du moyen âge. Ha, ha, ha !… Ses potes avaient de la culture !

Mais ce matin, il leur en voulait un peu de l’entraîner dans leurs délires. Il s’en voulait surtout à lui-même de ne pas leur dire non. Ils étaient ses copains, soit, mais était-ce une raison pour céder sans réfléchir à leurs propositions idiotes. Tous mariés, sauf lui, ils s’évadaient dans des tournées interminables pour retrouver leur insouciance de jadis ou, qui sait, leur célibat… mais lui, Troy Méreau, lui qui n’était pas marié ni même « en main », que cherchait-il dans ces beuveries qui le laissaient au bord du gouffre ? Ou bien que voulait-il oublier ?

- De toute façon, expliqua Troy à son image, aujourd’hui une mauvaise journée commence. Le trois mai c’est toujours une mauvaise journée et ça fait neuf ans que ça dure !…»

Il espérait que cette année serait différente des autres mais il savait bien que non. Tant que le mystère ne serait pas résolu, chaque trois mai serait semblable aux autres trois mai et ce, jusqu’à la fin des temps peut-être !...

-*-

Mademoiselle Jeanne aimait les enfants. Tous les enfants. Les petits et les grands, les morveux et les proprets, ceux qui braillaient pendant les offices et les silencieux qui vous regardent avec des yeux dont on ne sait s’ils sont candides ou pleins de reproches. Mademoiselle Jeanne ne se lassait pas de les papouiller, de leur ébouriffer les cheveux, de les prendre dans ses bras avec le regard extatique et le sourire d’une vierge à l’enfant puis les rendait aux parents en leur assénant un amical : « J’aime les enfants » qui ne laissait aucun doute sur son intérêt pour eux.

Elle ne supportait pas la mauvaise humeur, les brusqueries, les taloches, les cris des mères exaspérées à l’encontre d’un petit ayant commis une bévue pendant l’office. Elle les aurait  giflées ces marâtres, qui maltraitaient leur progéniture sans se rendre compte qu’ils portaient en eux une part de Dieu. Mais Mademoiselle Jeanne, qui ne manquait aucune messe, savait se retenir et ses gestes affectueux, son bon sourire paterne et quelques bonbons suffisaient souvent à consoler les petites âmes douloureuses, accrochées aux jupes maternelles sur le parvis des églises.

Car Mademoiselle Jeanne en rencontrait à foison, des paroissiens. Elle participait à tous les offices en sa qualité d’assistante de l’Abbé. Des baptêmes aux mariages, des messes de funérailles aux fêtes religieuses, elle trottait à côté du Saint Homme qui, de paroisse en paroisse, portait la bonne parole aux fidèles en quête de rédemption ou d’un peu de spiritualité.

En ce dimanche matin, tandis que l’église s’emplissait peu à peu, Mademoiselle Jeanne, souriante et méthodique, déposait sur les bancs en un geste parfait, les derniers feuillets de chants de la messe du jour.   

 -*-

Troy Méreau réalisa soudain qu’il n’irait pas au bureau aujourd’hui. Un dimanche de temps en temps et surtout un lendemain de fiesta, c’était pain béni pour lui. Il passa sa main sur sa barbe naissante et décida d’aller prendre l’air et de flâner un peu dans le village, de papoter au bistrot, d’acheter son pain à la boulangerie, bref, de connaître la journée ordinaire d’un citoyen en week-end.

Il habitait dans une petite bourgade paisible, sans grand intérêt ni rien d’exceptionnel qui aurait pu drainer des touristes et les inciter à rester. Parmi les anciens, tout le monde se connaissait mais depuis peu, de nouveaux lotissements venaient augmenter la population et embouteiller les routes. Troy vivait là par habitude. Au début de sa carrière, peu argenté, il avait trouvé un appartement à ses moyens et surtout au calme dans lequel il pouvait se ressourcer lorsque les enquêtes lui prenaient trop la tête. Comment aurait-il pu imaginer alors, que c’est dans ce village et dans les villages alentour, justement, que depuis neuf ans, année après année, un enfant se volatilisait sans laisser aucune trace. Année après année, chaque trois mai ! Comme une sorte de malédiction fatale à laquelle aucune enquête n’avait pu mettre un terme. Les enfants disparaissaient et personne ne voyait ni n’entendait rien.

- Et merde… pensa Troy, découragé par ce souvenir qui le hantait et l’obsédait. Comment forcer les gens à ne pas sortir de chez eux, à protéger leurs enfants du prédateur qui déjà, devait rôder quelque part à la recherche de sa prochaine victime. À chaque nouveau rapt, les TV, les journaux ne parlaient que de ça pendant quelques semaines et puis, hop, tout le monde oubliait… et, inévitablement, le scénario se reproduisait dans un coin ou dans un autre, à côté ou pas bien loin... Il aurait pu compter sur la paranoïa collective et pourtant, à voir les gens se presser sur le parvis de l’église, les enfants courir et se bousculer en riant, cette année encore et à tout moment, le crime pouvait se reproduire.

Sa baguette sous le bras, il entra dans la petite nef déjà pleine, désireux de se mêler à la fièvre dominicale. Il n’était pas croyant, mais aimait se recueillir pour laisser reposer et vagabonder son esprit. Il n’écoutait pas le rituel immuable du curé, ne répondait pas à ses injonctions de prière, mais se levait et s’asseyait comme les autres ouailles, tandis que son regard scrutait les visages penchés sur les missels. Qui parmi eux ? Qui ?… En cette funeste date, des parents en larmes d’enfants disparus étaient venus écouter l’homélie du prêtre et partager leur foi, leur douleur et leurs espoirs avec tous les paroissiens.

- Dur, dur, pensa Troy, culpabilisé par ce qu’il ressentait du chagrin des familles. Toutes ces années sans piste, toutes ces recherches inutiles, ces interrogatoires vains, ces personnes interpellées puis relâchées, ces dénonciations vérifiées… Il était là, debout, les mains vides. Et il s’en voulait tellement. Le poids de son impuissance pesait sur ses épaules et il courba le dos. 

 

L’office s’acheva. L’église peu à peu se vidait et Troy Méreau suivit l’homme qui le précédait pour dégager le banc. Le curé avançait vers le parvis pour saluer les plus fidèles de ses brebis, laissant à Mademoiselle Jeanne la charge de ramener les enfants de chœur dans la sacristie et de les aider à se dévêtir avant que les parents les récupèrent. Troy suivait le manège et vit soudain la vieille fille les tancer vertement. Il sourit. Encore un garnement qui avait bu le vin de messe ! Mademoiselle Jeanne grondait d’un ton rageur : « Mes enfants ne feraient jamais ça…je ne l’admettrais pas… ils sont mieux élevés que vous l’êtes… vous avez de la chance que vos parents et Monsieur le curé n’en sachent rien ! » Penauds et silencieux, les gamins fixaient le bout de leurs chaussures.

Et bien pensa Troy, pour quelqu’un qui « aime tous les enfants » comme elle dit, elle n’y va pas de main morte !

À son tour il quitta l’église avec un sentiment de malaise indéfinissable. Il faisait doux et bleu. Le soleil l’avait cueilli et aveuglé à la sortie de l’office. C’était une belle journée de printemps !

- Mais une journée qui va être très longue, se dit-il, alors qu’il rejoignait à pied son domicile.

Il remarqua les gendarmes et la palanquée de policiers sur les dents, l’œil aux aguets et plus loin quelques journaleux qu’il reconnut à leurs micros et caméras. Ceux-ci, excités comme des mouches à miel, posaient des questions, interrogeaient quelques passants mais personne ne voulait leur parler. La plaie jamais refermée des petits disparus pesait aussi sur la population du village.

 

-*-

Tout était prêt pour son anniversaire. Dix ans, c’est important. Elle avait même gardé, en souvenir de sa propre petite enfance, une poésie amusante de Lucie Delarue-Mardrus qu’elle lui réciterait au moment où il soufflerait ses bougies.

« Aujourd’hui j’ai dix ans, dommage, ça va devenir sérieux,

Un seul chiffre disait mon âge, maintenant il en faudra deux,

Deux chiffre la même frontière que les gens les plus importants,

Deux chiffres pour la vie entière, à moins de vivre jusqu’à… cent ans ! »

 

Il allait adorer ça. Comme les jouets qu’Elle avait choisis pour lui. Des jouets de son âge. Son fils allait être content. Son fils, oui… Elle avait bien essayé les filles mais au bout du compte, préférait les garçons. Les filles ça chouine et se plaint, ça réclame tout le temps… tandis que les garçons, c’est affectueux, confiant, gentil, obéissant… Oui, Elle préférait les garçons et se réjouissait des moments tendres que son fils et Elle partageraient lorsqu’il serait arrivé. Tout était prêt, Elle le connaissait si bien. Cela faisait un an qu’Elle préparait cette fête et n’avait rien oublié de ce qu’il aimait, les bonbons, le gâteau aux fruits, le coca… Il adorait le coca et bien qu’Elle soit contre ce poison sucré, Elle voulait bien faire exception en ce jour particulier. Même les jouets, Elle les avait achetés avec grand soin. Tout était prêt, tout. Son fils allait être ravi, tellement ravi… Son Kévin. Elle aimait le prénom Kévin, c’était à la fois américain et celte. Oui, son Kévin… Le bonheur imaginé la rendait euphorique et gaie tandis qu’elle refaisait dans sa tête le cheminement qui la mènerait jusqu’à l’heure de la fête d’anniversaire. 

 

Mademoiselle Jeanne rentrait chez elle. Comme chaque dimanche, elle s’arrêta pour acheter du pain et un éclair au chocolat. Parfois elle variait et prenait une religieuse. Mais elle préférait nettement les éclairs qu’elle croquait en fermant les yeux. Le dessert préféré de son père. Mais lui seul avait le droit d’en manger. Il disait que ce n’était pas un dessert d’enfant. Les enfants n’avaient jamais de dessert. Aux douceurs, il leur préférait les coups. Aussi, devenue adulte, Mademoiselle Jeanne avait-elle pris sa vie en main et décidé un jour de manger autant d’éclairs qu’elle le souhaiterait, c’est-à-dire, un par semaine, si l’office s’était bien passé et parce qu’elle le valait bien. 

Elle avisa devant elle Troy Méreau, en grande discussion avec une femme jeune qui ne fréquentait pas l’église. Une mécréante depuis peu installée dans le lotissement. Elle ne l’aimait pas, trop mystérieuse, trop distante, trop snob… Mais Mademoiselle Jeanne qui n’aimait pas non plus les ragots se reprit et se signa en hâte. Ses pensées plus amènes revinrent à Troy Méreau. Un brave garçon ce Troy. Elle le connaissait depuis son installation dans le village. Un peu buveur, tellement charmeur mais si sympathique ! Elle pressa le pas pour le rattraper. Elle voulait en savoir un peu plus sur l’enquête qu’il menait. Dix ans, c’est long sans succès. Elle aurait bien aimé l’aider aussi, en tout cas lui remonter le moral qu’il devait avoir bien bas avec les pressions diverses que ses collègues et lui subissaient.

Alors que Troy saluait son interlocutrice et s’apprêtait à continuer son chemin, Mademoiselle Jeanne lui toucha le bras. La reconnaissant, il s’exclama :

- Mademoiselle Jeanne, quel agréable surprise, comment allez-vous ?

Cette attention émut de plaisir la vieille fille qui, dans l’instant, oublia au bout de son doigt ganté l’éclair au chocolat dans sa pyramide de papier que le soleil de midi commençait à faire fondre.

 

Comme il le craignait, Troy passa une journée épouvantable. Il se sentait impuissant et tournait comme un lion en cage dans son appartement. Il grignota, fuma et grignota encore. Dans le milieu de l’après-midi, n’y tenant plus, il rejoignit son bureau en ville, se réchauffant au contact de ses collègues tous aussi angoissés que lui. Bien entendu, chacun savait que des nuées de flics tournaient en ville, surveillant les comportements bizarres, les voitures suspectes. La TV locale relayait l’angoisse palpable par des messages de méfiance : « Ne laissez pas vos enfants dehors, veillez sur eux, soyez vigilants… ». Mais Troy en était convaincu, ne disparaîtrait pas n’importe quel enfant… Et quoi qu’on fasse, à un endroit des alentours, quelque chose allait inévitablement se passer que nul ne pourrait empêcher. N’y tenant plus, il sortit pour une heure, rôda avec sa voiture, choisit à l’instinct des rues calmes et désertes, espérant une intuition, un éclair de génie qui l’aurait mis sur la piste de ce voleur d’enfants insaisissable. Les heures tournaient… La nuit tombait… Avec soulagement, Troy voyait les rues se vider… Peut-être pas cette année, peut-être pas ce soir, espérait-il. Quand il regagna son bureau, il comprit au silence stupéfait qui l’accueillit, que son espérance avait pris fin.

Une mère venait d’appeler, affolée. Son fils de dix ans avait disparu sur la route qui le ramenait du tennis où il jouait tous les dimanches. Oui, il était à pied. Oui il était seul, mais le tennis c’est tout à côté… il ne risquait rien…

Troy sentit ses jambes se dérober sous lui. De désespoir, il l’aurait secouée cette pauvre femme et l’aurait traitée d’inconsciente ! Il prit sa tête entre ses mains. Mais dans son cerveau inexplicablement, une alarme tinta.

 

Elle attendait que son heure arrive. Chaque année, ça se passait de la même façon. Sa sœur voulait garder le petit pour elle seule, toute une nuit. Lui offrir des cadeaux, le chouchouter, le câliner, le regarder s’endormir paisiblement et ensuite, enfin, Elle pouvait à son tour l’avoir pour elle. Elle en avait marre, se rebellait souvent mais finissait par s’exécuter. Après tout, c’était l’Anniversaire ! Un an de plus, il devait avoir changé et grandi, combien elle se réjouissait de le revoir et de lui caresser le visage, de le contempler dans son sommeil… Son fils.

Pour patienter, Elle ouvrit un classeur rouge qui portait sur sa tranche le chiffre 2 écrit en gros, délaissant sur l’étagère celui au chiffre 1. Des pages et des pages d’articles s’accumulaient là, dans des pochettes transparentes, classées par date de façon remarquable. La genèse de sa belle histoire d’amour, de sa belle histoire d’adoption. Une histoire qui durait depuis dix ans, Elle collectait tout ce qui s’écrivait sur le sujet des disparitions d’enfants dans le village. Elle en connaissait un rayon et rien ne lui échappait. Elle comprenait et compatissait à la douleur des familles. Elle imaginait ce que serait sa propre infortune si quelqu’un venait à lui dérober ce qu’elle avait de plus cher au monde, ses enfants.

Elle se dit, en le refermant, qu’elle devrait rappeler à sa sœur d’acheter un troisième classeur, pour les années à venir !

 

Mademoiselle Jeanne adorait sa maison. Discrète, isolée, entourée d’un petit bois qui faisait barrage aux curieux et aux voisins, ce qui souvent allait de pair. Elle vivait là, seule et heureuse de l’être. Sa maison, c’était son luxe. Et ce n’était pas une maison ordinaire. Hormis son apparence d’ancienne gare de village qui lui donnait un joli cachet rococo, elle possédait une très honorable histoire. C’est dans la cave de sa maison, que pendant la guerre, les anciens propriétaires avaient dissimulé et sauvé toute une famille de juifs. Mademoiselle Jeanne, qui aimait les enfants, ne pouvait qu’être séduite par cette particularité. Une demeure historique, quel panache !… Quand le vendeur lui avait montré le système ingénieux qui avait permis à ces pauvres gens de survivre, elle avait su que cette maison était pour elle.

 

Troy cherchait. Il se triturait les méninges pour retrouver et agripper le fil ténu qui s’était imposé à lui dans l’église. Quelque chose clochait. Quelque chose lui faisait signe mais il ne parvenait pas à faire le lien… Et pourtant, il y avait urgence et Troy savait qu’un détail important lui échappait. Il se serait giflé !...  Dans la brigade, tout autour de lui, une intense agitation régnait. Les premières heures étaient précieuses, nul ne l’ignorait et chacun s’évertuait à réfléchir, à tout mettre en œuvre pour retrouver l’enfant disparu.

Troy fit le compte et une fois encore s’attarda sur la chronologie des disparitions. Année un, c’était un tout petit d’à peine douze mois, enlevé pendant son sommeil au rez-de-chaussée d’une villa. L’année deux, la fillette de deux ans avait échappé à la vigilance de sa famille au cours d’une fête médiévale dans le village. Le troisième enfant était âgé de trois ans et sa disparition était intervenue pendant une autre fête locale. L’année quatre, les enquêteurs n’avaient retrouvé que le vélo de la fillette de quatre ans et l’année cinq, c’est au sortir de sa classe de moyenne section que le petit s’était volatilisé. Pour les années six, sept, huit et neuf, le scénario se répétait, chaque année l’enfant avait un an de plus. Depuis tout ce temps, les enfants grandissaient et Troy ne s’étonnait pas que cette fois, le rapt concerne un gamin de dix ans. C’était dans la logique du ravisseur. Mais ensuite, que devenaient-ils tous ces petits ? Où allaient-ils ? Pourquoi ne retrouvait-on jamais aucune trace et comment pouvaient-ils ainsi disparaître et grandir sans que personne ne s’en étonne ? Comment le criminel pouvait-il passer sans encombre entre les mailles du filet ?

 

Elle sentait l’impatience la gagner, au fur et à mesure que l’heure de l’Anniversaire approchait. La fièvre l’emportait, le désir, la frénésie de voir l’enfant, de le sentir, de le toucher. Elle l’attendait depuis si longtemps !…

- C’est pas possible d’être aussi gamine, après tout ce n’est pas ta fête !… Sois patiente et ne commets pas d’impair, Elle ne te le pardonnerait pas !…se gourmanda-t-elle avec bienveillance.

 

Tous les enfants aimaient Mademoiselle Jeanne. Elle ne s’énervait jamais, prenait soin d’eux quand elle en avait la charge à la sacristie, les récompensait de bonbons et de sourires encourageants, et depuis peu, de jeux vidéos, de jeux d’ordinateur, de jeux Wii, selon l’équipement de chacun. Elle leur racontait que son petit neveu possédait tant de logiciels qu’il acceptait avec plaisir de faire une bonne action et de les partager avec eux… Le mercredi après le catéchisme, ravis d’une telle aubaine, les petits s’agglutinaient autour d’elle pour évaluer le stock. Car elle en avait un tas de jeux, les derniers sortis, ceux que les parents interdisaient car trop violents. Mademoiselle Jeanne n’y connaissait rien et leur proposait à peu près tout ce dont ils rêvaient. Ils pouvaient les emprunter et les garder quelques jours puis les échanger avec leurs copains. Par contre, pas question de laisser passer la date du retour car alors, Mademoiselle Jeanne radiait l’étourdi du cercle des chanceux… Personne n’aurait supporté d’être radié et chaque enfant se serait damné pour être le premier à essayer une nouveauté !… Mademoiselle Jeanne les tenait ainsi, par le principe de la carotte et du bâton… et ça fonctionnait parce qu’elle respectait à la lettre les règles d’un jeu qu’elle avait elle-même fixées…

 

Troy Méreau n’avait pas dormi. Mais alors pas du tout. Son crâne le lançait comme après une bonne cuite, son esprit reptilien lui disait qu’un détail, si petit, si infime lui échappait et sa rage grandissait au fur et à mesure que les heures passaient. Encore une fois, rien, rien nulle part, aucune trace sinon le grand vide laissé par l’absence du petit garçon disparu.

 

Ça n’avait pas été facile, cette fois. Mais Elle avait réussi à tromper la vigilance de sa sœur, de la police, de la gendarmerie, de la femme qui se prétendait la mère de son Kévin… De tous. L’enfant l’avait suivie en toute confiance, comme il le faisait d’habitude. Depuis un an, elle connaissait ses faits et gestes, ceux des autres, ses aller-et-venues et rien ni personne n’aurait pu se mettre en travers de son chemin. Une fois chez Elle, ils avaient passé une soirée délicieuse, à manger du gâteau, à rire, à jouer à la Wii… il l’avait battue au sport, elle aux jeux plus intellectuels ou stratégiques. La stratégie, elle aimait ça. Et puis, il s’était inquiété de l’heure, de l’école le lendemain, de sa mère et Elle lui avait proposé en soupirant un dernier coca. Et oui… c’était vrai… il avait raison… l’heure était venue. Il avait bu en riant toujours, de son rire enfantin si frais qu’Elle adorait. Puis peu à peu, le rire s’était éteint et Kévin avait sombré dans le sommeil, abattu par le puissant somnifère qu’Elle avait mélangé à la boisson.Elle l’avait porté dans son lit et veillé toute la nuit, tendrement, tandis que son souffle lui caressait le cou. Comme chaque fois, Elle n’avait pas dormi, heureuse et inquiète de le savoir là, si vulnérable, si confiant, si tendre, préférant le regarder et toucher sa joue tiède, lui parler, lui raconter sa vie, ses espoirs et ses regrets. Et la lettre du trois mai qui, dix ans auparavant, voulait la spolier de cet amour de mère qui brûlait en Elle !… Mais elle n’avait pas cédé, non, elle n’avait pas cédé et ses Kévin, tous ses Kévin étaient là, année après année qui grandissaient près d’Elle !

 

Les bras chargés, Mademoiselle Jeanne descendit dans sa cave. Une belle et immense cave voûtée qui possédait même un puits et un accès extérieur par lequel, jadis, on déversait le charbon. Aujourd’hui, cette entrée ne s’ouvrait que pour les cas extrêmes, comme rentrer le bois de la cheminée, changer une machine à laver, un sèche-linge ou un congélateur. Mademoiselle Jeanne entreposait là quantité de choses en un ordre parfait. Rien de dépassait des étagères, le sol nettoyé des anciennes traces de charbon brillait, les araignées s’étaient enfuies vers des lieux plus propice et plus éloignés du plumeau et même la lucarne laissait passer les rayons du soleil levant. Car Mademoiselle Jeanne aimait la propreté. Elle se souvenait encore des leçons que martelait son père : « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place »... Elle jeta un regard appréciateur à la ronde. Il devait être tellement fier d’elle maintenant !

Son colis dans les bras, elle se dirigea d’un pas ferme vers le mur du fond. Une étagère chargée de caissettes à outils en bois classées dans un ordre alphabétique impeccable, lui faisait face : cisailles, cutter, marteaux, pinces, scies, tenailles, tournevis, tuyaux… un véritable arsenal de bricoleur ! D’une chiquenaude, Mademoiselle Jeanne déclencha le système de verrouillage, manoeuvra l’étagère qui glissa doucement vers la droite en pénétrant dans le mur à galandage.  L’ingénieuse fermeture restait invisible à l’extérieur sitôt que l’étagère avait repris sa place dans le mur de la cave.

 

Et soudain Troy Méreau comprit. Il sut qu’il approchait la vérité et celle qu’il imaginait lui coupa le souffle tellement elle lui semblait improbable, si proche, si inimaginable. Néanmoins, il rassembla ses collègues et fit part à son chef de ses soupçons, essayant de les convaincre du bien fondé de ceux-ci. Bien entendu, ce n’était que suspicion et supposition mais il fallait aller au bout de la démarche, vérifier ce qui l’avait été mille fois et cette fois, ne pas se tromper. Il expliqua une nouvelle fois ce qui, depuis la veille le turlupinait et qui, soudain, lui sautait aux yeux. Une phrase, juste une, qui l’obsédait jusqu’à la nausée et à laquelle il avait décidé de croire.  Celle de Mademoiselle Jeanne, tançant les enfants de chœur et qui reprochait : « mes enfants ne feraient jamais ça… je ne l’admettrais pas… ils sont mieux élevés que vous l’êtes… ». Mais Mademoiselle Jeanne n’avait pas d’enfants, n’en avait jamais eu et quels enfants, alors, élevait-elle ? Et où les élevait-elle ? Dans sa minuscule bicoque au fond du bois ? Cela semblait impensable et fou.

- Oui, minuscule peut-être mais avec une grande cave qui cachait des juifs pendant la guerre, avait ajouté un collègue de Troy, né dans le village et ayant grandi dans les légendes locales.  Troy avait su alors que cette cave pourtant déjà fouillée l’appelait et qu’il devait rendre visite au plus vite à Mademoiselle Jeanne.

 

Elle pénétra dans son antre : un second local, plus petit que le précédent, taillé dans la roche et la terre, le local qui pendant la guerre avait sauvé les juifs. Face à Elle, quatre congélateurs clos d’un grand format s’étalaient comme les membres d’un orchestre dont elle aurait été le chef. Sans peine Elle ouvrit le quatrième et y déposa son fardeau, bien emmitouflé dans le plaid bleu ciel qu’Elle avait choisi pour lui. L’enfant ne réagit pas. Elle l’installa confortablement dans l’appareil, prenant soin de bien poser sa tête sur l’oreiller pour qu’elle demeure droite, ainsi que depuis dix ans Elle avait fait pour tous les enfants. Puis Elle recula, sourit et souleva le couvercle des trois autres congélateurs. Dans chacun d’entre eux, endormis pour l’éternité, reposaient tête-bêche trois enfants, un oreiller sous leur tête et sur leur petit corps, une couverture moelleuse maintenant durcie par le gel. Ils étaient là, ses enfants, ses petits qui d’année en année grandissaient. Elle les aimait ainsi, si calmes, si paisibles, si sages.Elle venait chaque soir accomplir son devoir de mère, leur lire une histoire, leur parler, leur raconter ce qui se passait au-dehors, le changement des saisons, les cancans de la paroisse, les recherches pour retrouver les enfants disparus… Ils l’attendaient sans gémir, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une plainte ni une jérémiade, pas comme ces sales gamins qui devenaient ingérables à cause de parents trop permissifs. Pas eux, pas les siens, si parfaits, si beaux, si tendres, si chauds quand elle les serrait dans ses bras aimants, la dernière de leurs nuits…

Elle referma les trois couvercles et revint au quatrième congélateur. L’enfant dormait profondément, d’un sommeil régulier. L’anesthésiant ferait son effet encore quelques heures puis le froid déposerait sur le visage de ce petit ange, un sourire innocent. Elle embrassa une ultime fois la peau tiède de sa joue.

- Je reviendrai te voir ce soir. Dors bien, mon fils, mon grand Kevin… tu as eu une belle fête d’anniversaire, n’est-ce-pas ? Mais dix ans, c’était important… tu as tellement grandi, tu es devenu si fort, vois… rit-elle, malicieuse et fière, tu touches déjà les bouts de ton lit !…

 

Au moment où le couvercle du congélateur s’abattait sur l’enfant, une sonnette résonna là-haut dans la maison. Une sonnette insistante qui lui vrilla les tympans. Elle sursauta, furieuse, se prit la tête entre les mains et la secoua, comme sous le coup d’une douleur intense. Qui se permettait ainsi de se présenter à sa porte ? Qui la dérangeait et dérangeait sa famille ? Elletrouvait cet acte impromptu inadmissible, impoli, incorrect. Les adjectifs ne manquaient pas tandis qu’Elle gravissait au pas de charge les marches menant au couloir de l’entrée. Dans sa rage, Elle omit de remettre en place l’étagère qui condamnait le local secret. Dehors, des poings tambourinaient avec violence sur l’huis qu’elle ouvrit brutalement, une boule de fureur au ventre. Quel chenapan osait ainsi la provoquer ?…

Devant elle, des hommes en uniforme occupaient tout l’espace du perron tandis que d’autres s’éparpillaient sur sa pelouse et disparaissaient derrière sa maison. Elle allait protester avec hargne quand elle entendit une voix connue et courtoise traverser le mur de muscles qui lui faisait barrage.

Ecartant ses collègues, Troy Méreau s’avança vers elle. Il lui souriait avec ce charme délicieux qui la faisait toujours fondre. Mais elle ne remarqua pas le regard froid, incisif, implacable que dissimulait le charmant sourire.

- Bonjour, Mademoiselle Jeanne, quel plaisir de vous voir… lui susurra-t-il.

 

FIN

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